Chapitre 7

60 17 45
                                    

  Le soleil prédisait un peu moins de cinq heures du matin. L'aube ne s'était pas encore conviée. Pas si tôt. Le solstice d'hiver était passé et les nuits restaient toujours aussi longues et froides, les étoiles perdurant. Les traces d'animaux dans la neige brillaient faiblement et des cristaux dévalaient des nuages, recouvrant l'ancienne neige qui semblait si éternelle. La pleine lune éclairait les sommets couverts d'épais manteaux blancs. Les tours les plus hautes de l'imposant château des Alba piquaient vers les cieux, défiant la brise glaciale. Les vents s'acharnaient dans les cols, faisant danser et tourbillonner les milliers de flocons de neiges. Le sombre ciel du matin veillait sur la nuit et la neige qui faisaient la fête, tels deux amants infatigables.

  A l'abri des ébats, à l'intérieur du château, Elicia, parée d'une épaisse capuche blanche, venait de découvrir la chose qu'elle cherchait depuis le crépuscule. Derrière les chambres de ses parents, dissimulé à l'abri d'une tapisserie, elle avait trouvé un grand réservoir. Elle avait lu qu'une réserve d'Encre était cachée dans le château et elle s'était rapidement mise en quête de la trouver avant leur départ. La grande jarre était à moitié remplie d'un liquide transparent et visqueux parsemé de reflets nacrés qui brillaient sous la faible lumière de la lampe de la jeune fille. Elle s'approcha à pas de loup de l'Encre, de son air hautain et supérieur, laissant le silence dominer. Elle se dressa sur la pointe des pieds et la fixa quelques instants. C'étaient les dernières réserves. Après une profonde inspiration créant un brouillard de fumée éphémère dans le froid qui se dissipa dans la pâle obscurité, elle y plongea une grosse bouteille en verre trouble. Le niveau de la grande jarre descendait dangereusement tandis que le récipient de la jeune fille fut rapidement plein. Aussi vite qu'elle fut venue, telle une gagnante, Elicia quitta la pièce secrète et se précipita dans les appartements de ses sœurs qui l'attendaient, sacs prêts. Leurs capuches en poil d'hermine étaient relevées sur leur tête dont la couleur était si claire et pure qu'elle semblait trancher les ténèbres. Les yeux argentés de ses soeurs impatientes brillaient puissamment devant l'heure prééminente. Séparant le contenu de la bouteille dans trois fioles plus petites, elle en donna équitablement à ses sœurs. Puis après un énième regard entendu, elles quittèrent silencieusement les lieux.

  Le vent meurtrier perpétuait les allées et venues des tourbillons de neige. Le froid glaçait les branches des arbres qui dansaient vigoureusement. Les cimes frétillaient, se balançant violement. Les flocons s'abattaient contre l'épaisse couche de neige qui ensevelissait l'ancienne terre fertile, réduite à néant. Les bourrasques s'acharnaient brutalement contre les pics des montagnes, faisant s'écrouler certains. La glace affrontait la vie, laissant les empreintes des sœurs se faire recouvrir instantanément. Leur souffle essayait de former un amas de chaleur devant elles mais se faisait dépoussiérer directement. Leur courage prenait un coup mais ne fuyait pas. Leur force les quittait cependant doucement. Chaque pas était une douleur qui traversait leur corps meurtri. Ne pas renoncer résonnait dans leur tête qui les lançait à chaque fois qu'elles faisaient un pas de plus, leur rappelant leur migraine insoutenable. Le vent les affrontait fièrement, de face, faisant voler leur capuche et leurs cheveux d'argent. Le froid, lui, les prenant à revers, les torturait de toute part.

  N'ayant pu quitter le château par la porte principale car fermement gardée, elles avaient fui par une fenêtre entrouverte, abandonnant leur maison par les cols.

  Le ciel qui jusqu'alors s'acharnait perpétuellement, les prit en pitié et l'aube arriva doucement, leur réchauffant le cœur, les prenant sous son aile.

  Guidées par la douce lumière de l'aurore, elles trouvèrent rapidement un abri derrière un rocher qui formait un semblant de petite grotte.

  Derrière la tempête qui bourdonnait, elles doutaient, avaient-elles bien fait de tout fuir ? De tout abandonner ? De partir à la conquête de réponses et de solutions ? Mais elles savaient fermement qu'elles ne pourraient jamais vivre dans un monde privé d'Encre, privé de la proclamation de leurs rêves devenus réalité.

  Le feu, crée par un coup de pinceau, crépitait doucement, réchauffant leur médiocre abri de fortune. Leurs gants tendus vers lui, les sœurs fermaient les yeux. Leur peau humide était moite à cause de la neige. Leurs pensées prenaient sieste et leur corps meurtri somnolait. Le manque de sommeil se faisait sentir. Le chagrin ne se voyait pas mais se devinait à travers leur dos courbé, leur visage vide, leurs doigts las. Leurs yeux habituellement curieux et provocants restaient inébranlables. Abîmée, une pensée arriva enfin à traverser le mur que l'esprit d'Elicia avait fabriqué. Le col n'est plus très loin. Ne pas rester ici. Ne pas mourir de froid. Bientôt suivi d'une autre, plus présente et plus réelle. Pour aller où ? Tout est vide et froid ici. Dormir. Tombant doucement contre le sol gelé, Elicia sombra dans un sommeil sombre et agité, sans bruit.

  La durée du dessin de Myra avait été franchi, le feu s'est éteint pendant la nuit. Elle se réveilla, sortant d'un sommeil comateux. Ses doigts habiles et duplicates étaient bleus, transis de froid. Le soleil s'était levé, faisant fuir l'aurore et la nuit. Mais la neige continuait de tomber inlassablement. Les nuages sombres cachaient la lumière prometteuse. Les arbres étaient recouverts d'un manteau blanc, comme tout ici. Le vent s'était calmé mais restait tout de même à proximité, prêt à balayer quiconque. Myra se releva, ses sublimes yeux argentés résolus à riposter lançaient des éclairs. Son visage, plus blanc que la neige, restait pur et satiné malgré la nuit compliquée qu'il avait passé. Ses deux nattes se balançaient devant elle à moitié dénouées, se mêlant au décor blanc des montagnes. Relevant le regard, elle aperçut le col qui paraissait plus près qu'avant. Plus bas, le château scintillait, à présent éveillé. Elle percevait son agitation. Peut-être avait-il déjà remarqué leur absence ? Elle se retourna d'un coup de talon et se retrouva face à sa jumelle. Ses yeux, même fatigués, gardaient leur éclat et ses courts cheveux brillaient, faisant apparaître des milliers de reflets argent. Ses traits semblaient plus doux et plus creusés. Elle avait déposé son épais manteau sur ces épaules. Laissant apercevoir une trop grande tunique et de longes chaussettes qui l'habillaient seulement, la protégeant avec mal du froid. Ses lèvres bleutées étaient entrouvertes et ses dents qui claquaient. Myra lui attrapa sa main glacée, tentant de la réchauffer.

- Mal dormi pas vrai ? commença Calypso d'une petite voix enrouée.

  Sa sœur lui répondit par un faible sourire.

- Le col n'est plus très loin. On pourrait y être avant midi si on part maintenant.

  Elicia, doucement réveillée leur lança d'une voix frêle.

- Oui, allons y maintenant. Il faut quitter le domaine le plus vite possible avant que mère ne nous retrouve.

  Elles savaient toutes les trois que leur disparition ne passerait pas inaperçue et que leurs parents feraient tout pour les retrouver, lançant sûrement, malgré la guerre, des dizaines d'hommes à leur poursuite. Après un soupir à l'unisson, elles ramassèrent le peu d'affaire qu'elles avaient et quittèrent leur petit refuge, sans un regard en arrière, s'enfonçant dans la pourdreuse.

La marque du sangWhere stories live. Discover now