Chapitre 3

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  Les sœurs arrivèrent enfin devant l'imposante salle de bal. Un garde leur ouvrit la porte, visiblement soulagé de les voir enfin arriver après leur long retard. A peine eurent-elles mis un pied sur le parquet en chêne brillant, que la musique se lança dans une joyeuseté fausse. Les milliers de bougies s'allumèrent dans un souffle et les coupes de champagne tintèrent. Les bavardages incessants commencèrent et les couples se mirent à valser, un puissant parfum de jasmin enveloppant la centaine d'invités. Calypso jeta un futile coup d'œil vers ses sœurs et ensemble, elles revêtirent leur sourire faux. Elles soufflèrent en harmonie et après un dernier regard se dispersèrent pour se perdre dans la foule joviale. 

  Calypso détestait ne plus être avec ses deux sœurs mais elles étaient obligées de se séparer pour les occasions importantes. Même si elle était complètement désorientée, elle avançait fièrement, essayant de se frayer un chemin parmi le flot des invités pour ne pas rester immobile, comme on le lui avait appris. Elle attrapa un verre rempli d'un fluide liquide violacé, observant distraitement les dessinateurs. Nichés près du toit, ils agitaient, tel un orchestre leur pinceau. Elle savait qu'ils étaient très organisés et concentrés, ayant sans doute peur des représailles s'ils ne s'exécutaient pas parfaitement. Leurs tâches étaient réparties en fonction de l'étendue de leur don, certains plus expérimentés dans les parfums s'occupaient de l'odeur, d'autres des décors, de la nourriture, de la lumière, de la musique, tout n'est que dessin, illusion parfaite.
  

  Se baladant au rythme d'une mélodie aux airs irlandais, elle aperçut l'une de ses cousines, reconnaissable à sa longue chevelure rose et à son charisme. Elle venait de très loin, de l'extreme ouest du Monde, et semblait beaucoup s'amuser, un bel homme la faisant danser gaiement.

  Calypso se rapprocha timidement d'eux et lorsque la jeune fille la vit, son sourire s'embua de douceur. D'un tour de main, elle congédia son cavalier visiblement déçu que sa proie de la soirée le quitte.

  Sa cousine était pétillante de bonheur, elle rayonnait et donnait le sourire. C'était une jeune fille admirable et personne ne pouvait nier sa beauté angélique. Ses cheveux rosés encadraient son petit visage rond et son front, à peine visible, était recouvert d'une frange qui tombait sur ses sourcils fins et maquillés, d'une courbe parfaite. Ses yeux vifs incarnadins, dont le regard perçant exprimait une niaiserie et une naïveté rares donnaient beaucoup d'attrait à son élégance. Elle avait un goût raffiné dans le choix de ses vêtements qui lui allaient à merveille. Le mariage des couleurs framboise descendait le long de sa longue robe à bustier évasive, cintrée à la taille. Elle était d'une tendresse étonnante. Par son comportement, elle exigeait le respect de tout le monde. Sa voix joyeuse, à peine perceptible à cause des bruits des alentours, déridait et sonnait faux.

  On avait envie de la serrer dans ses bras. Et de lui dire je t'aime. Même si ici, c'était un mot dont le sens avait disparu. C'était la seule personne de sang royal qui montrait ouvertement ses sentiments, une chose très mal vu, et qui ait déjà pleuré devant quelqu'un. Ses joues étaient rougies et humides et sans attendre, elle se jeta dans les bras de sa cousine.

- Ma petite Caly ! Ça me fait tellement plaisir de te voir ! 

  C'était aussi la seule à la tutoyer autre que ses propres sœurs. Le voile qui recouvrait le faux sourire de Calypso la quitta tandis qu'un véritable éphémère prenait sa place. Un peu de couleur s'avança timidement vers ses joues blanches. Elle répondit un simple "moi aussi Eléa" avant de l'étreindre faiblement. Elle la relâcha très tôt, non habituée à ce genre de formalité étrange que seule la jeune fille aux cheveux roses pratiquait. 

-Tu me montres ton pinceau ? lui demanda sa cousine en brandissant le sien.

  Fait aussi d'or et de lien comme la vigne, il brillait fermement et semblait sourire sous le bonheur d'Eléa.

  Calypso sortit avec douceur le sien et faisant bien attention, le montra délicatement à sa cousine. Elle avait passé du temps à le rendre luisant, et sous ses efforts, il scintillait sous les lumières.

-Il est ravissant ! 

  Sans le moindre regard autour d'elle, Eléa fit tournoyer son poignet dans les airs, bousculant certains invités revêches, agitant son pinceau après l'avoir trempé rapidement, d'un geste expert et habitué, dans une petite ampoule où reposait son liquide précieux, son Encre. Un élégant bouquet de rose de toutes les couleurs apparut dans les mains de Calypso, émergeant un doux parfum familier. Dans un charmant rire, Eléa la quitta, emportant avec elle le peu de couleur qui avait habité sa cousine qui redevenait d'une pâleur effrayante tandis que la fausseté de sourire refaisait éclat.

  Myrabelia était un peu perdue dans la fête. Elle dansait volontiers, acceptant toutes les avances en riant faux. Elle distribuait des jets de fleurs blanches toutes plus belles les unes que les autres. Mais personne ne faisait réellement attention à elle, à ce qu'elle pouvait penser sans rien laisser paraître. Après s'être diligemment enthousiasmée avec l'un de ses nombreux frères, elle avait rejoint l'un de ses oncles. Le plus gentil à son goût ou plus simplement le moins abruti. Il était naturel et avait de courts cheveux bleu marine qui faisaient ressortir ses pommettes saillantes et ses yeux azur. Lent, il contrôlait parfaitement tous ces gestes et, invitant sa nièce à danser, ils vantèrent les mérites de l'Encre et de leur pinceau puis il lui raconta comment il était tombé malade en venant dans le nord. Habitant, au sud, près des mers, il avait le teint hâlé et semblait vivre assez mal le froid et l'hiver. Mais il n'aurait manqué en rien la remise des pinceaux de ses trois nièces préférées. Kazu était le plus jeune de la fratrie du père de Myra et, par leur mince différence d'âge, elle le considérait plus comme un frère.

  Elicia marchait fièrement dans la foule. Recevant des bouquets de toutes les couleurs de ses cousins et cousines, adressant des compliments à oncles et tantes, prenant les mains de ses neveux et nièces, lançant des sourires provocateurs à certains hommes, elle cherchait son père des yeux. Après plusieurs tours de salle et plusieurs migraines plus tard, elle le trouva, au bras d'une tante au chignon généreux. Cheveux orange et yeux de chat, avec des grains de beauté, elle venait de l'est, du soleil levant. Une véritable fourrure de léopard magnifique la revêtait, confirmant ses pensées. Sûrement une tante éloignée. Elicia attrapa par le bout des doigts son géniteur. Après avoir sorti et trempé son pinceau dans son pot d'Encre, elle fit apparaître poliment un flot de roses blanches dans les bras dans son père pour attirer son attention. On aurait pu le confondre avec une statue des neiges tellement sa pâleur était effrayante. Seule sa pupille noire reflétait l'ombre d'une couleur. Tout sonnait blanc et faux chez lui, son sourire exagéré et peu naturel, ses doigts crispés, la joie qui essayait de briller sur son fin visage. Son épais pinceau humidifié par l'Encre traça, lui aussi, un bouquet de rose blanche qui allèrent se blottirent dans les bras de sa fille.

- Bonsoir Elicia. Votre soirée se passe-t-elle comme vous le désirez ? 

- Relativement bien oui, tout cela me convient. Je vous remercie. Cependant, l'odeur de jasmin qui s'anime autour de nous est trop intense, cela me répugne et m'agace fortement, déclara la jeune fille sans cesser de sourire.

- Très bien, je vais faire en sorte qu'on y remédie, répondit son père d'une voix vide de toute émotion. 

  D'un geste habile et propre, il sortit son pinceau, le baigna dans l'Encre et le fit danser, concentré. Une feuille émergea du vide devant lui tandis que les mots venaient se glisser dessus. D'un mouvement rapide, il dirigea son pinceau vers le haut et le papier s'envola pour aller se nicher près des dessinateurs, toujours occupés à faire régner ordre et mélodie. Le parfum changea instantanément pour devenir léger et frais, presque froid et frissonnant. Elicia soupira d'aise et accepta la main d'un jeune homme envieux de son corps parfait. 

  Quelques pas après, dansant distraitement, elle aperçut une autre lettre qui voletait en direction de son père. Elle semblait intruse. Jaunie, le sceau rouge qui la refermait attirait les regards. Quelques invités, particulièrement les plus âgés, esquissèrent des hoquets de surprises, s'empressant de rejoindre son père qui paraissait terriblement agité. Des coups d'œil anxieux avaient détrôné les bavardages. Seule une fluette mélodie persistait, seule, dans le silence amer. L'inquiétude se lisait dans les pas pressés des invités inquiets. Un vent glacé se faufilait, accompagnant les doigts du père qui dépliait rapidement la lettre jaune et humide. Ses yeux d'ordinaires si calmes étaient devenus livides et angoissés.

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La marque du sangWhere stories live. Discover now