Chapitre 10

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  Myra, aidée de sa jumelle, avait refait ses deux tresses en épi de blé éclatantes de reflets tandis que leur grande sœur avait de nouveau dessiné la carte qu'elles avaient vue dans l'atlas de la Grande Bibliothèque. Elicia, dotée d'une mémoire exceptionnelle, savait dessiner des choses utilisant ses souvenirs d'une précision parfaite. La carte semblait même encore plus neuve. Sa créatrice, concentrée, était absorbée dans son minutieux travail.

- Je ne vois aucun chemin qui nous empêcherait de traverser ce foutu fleuve.

  Sa pâleur et ses traits autoritaires faisaient presque peur à voir. Son visage ne laissait exprimer aucune émotion. Son regard, rivé sur le dessin, allait et analysait ait à une vite folle, analysant tous les chemins envisageables tandis que Caly jetait des coups d'œil intéressés par-dessus l'épaule de sa sœur.

- Nous allons devoir le faire, soupira-t-elle, soulignant les propos de sa sœur.

  Aussitôt, elles se levèrent toutes les trois, tel un même homme et s'empressèrent de chercher des choses utiles à la confection d'un outil capable de les aider à traverser. Pas question de toucher au saule qui les avait abritées ni à leur précieuse Encre. Même une petite fabrication en dépenserait une trop grande quantité. Les sœurs parcouraient la berge de long en large. En vain. Elles avaient marché longtemps atteignant même une immense et terrifiante cascade. Elles observaient minutieusement chaque parcelle de la berge susceptible de leur offrir une aide mais la neige recouvrait tout. Pas même un bout bois pointait le bout de son nez. Elles étaient livrées à elles-mêmes. Si le fleuve ne leur avait pas paru aussi terrible que ça à leur arrivée, il était à présent dangereux et menaçant, comparable à un immense monstre capable d'avaler les montagnes. Il n'y avait aucun endroit un peu paisible, aucun potentiel gué. Toujours le remous, les vagues et les rochers acérés. La neige qui s'étalait sur la côte semblait les narguer. Elle était si infinie et si immaculée qu'elles abandonnèrent vite après une dizaine d'allers et retours infructueux. Leurs regards perdus lançaient des coups d'œil absents vers la rive d'en face. C'était une forêt, regorgeante de bois, elles n'auraient eu aucun mal à trouver ce dont elles avaient besoin. Elles préféreraient baisser le regard et regarder le désespoir qui leur faisait face. La réalité semblait prendre de plus en plus forme, atteignant leur cœur fatigué. Traverser les flots glacés et impétueux du fleuve sombre.

  Retournant sous les branches de leur arbre protecteur, elles rassemblèrent leur peu d'affaires et s'approchèrent ensemble de la surface acrimonieuse. Leur courage luttait. Elles voulaient retourner dormir, retourner au chaud chez elles. Mais la réalité était plus ardente, elle leur ouvrait les yeux. Elicia avait lu dans de vieux ouvrages sur l'histoire d'autrefois que lorsque l'art du pinceau n'avait pas encore été crée, les hommes devaient, après avoir mangé de la véritable nourriture, aller à un endroit appelé au petit coin faire fuir les déchets de leur corps. Elle savait aussi que de temps à autre, lorsqu'il était stressé ou angoissé, un corps normal avait des envies pressantes d'y aller. Même si elle ne l'admettrait jamais, la jeune fille avait, sur l'instant, très envie d'aller au petit coin.

  Après avoir pris une profonde inspiration, unies, la main dans la main, elles sautèrent dans les eaux meurtrières du fleuve hargneux.

  La surface liquide, sauvage, les emporta furieusement, dans un cri surhumain. Elle les attira vers le fond, les faisant perdre pieds instantanément. Le courant les entraîna d'une brutalité inconnue. Le silence était déchiré par l'agitation de leurs membres perdus. Leurs hurlements étouffaient. L'eau mortelle les déchirait, les anéantissait. Elles l'avalaient, suffocantes. Les jumelles se firent emmener, au loin. L'eau dangereuse les séparait, tel un cauchemar. Leur souffle devenait inexistant. Respirer était oublié, aspiré par le fond. Leurs mouvements s'emmêlaient. Leurs yeux fermés pleuraient, violentés par des griffes acérées. Elles sentaient leur corps se déchirer, tyrannisé par les coups des flots. Saignantes, elles semblaient mourir.

  Elicia avait été ramenée à son point de départ. Brisée, elle réussit à aspirer un brin d'air avant d'être à nouveau attirée par le fond. Elle eut le temps d'apercevoir le corps secoué et malmené d'une de ses sœurs. Elle hurla intérieurement. Tellement fort qu'elle n'entendait plus elle-même son cri. Elle voulait porter secours mais les coups subjugués de l'eau la mettaient à mal. Les cailloux aiguisés du fond la tyrannisaient. Elle se tut soudainement. Sa nuque venait d'heurter sauvagement une pierre. Lui coupant le souffle. Elle tentait de revenir à la surface mais sa chair était lacérée par les flots, l'entraînant vers la fin.

  Un rocher tranchant venait de s'écraser contre le front de Caly. Le sang voulait s'échappait mais l'eau puissante le balayait violemment. Son corps meurtri ne lui répondait plus. Elle se sentait attirée vers la mort. Les flots la battaient, la mettaient à nue. Arrachant ses vêtements, arrachant ses espoirs. Sa main droite, mutilée, tenait tout de même fermement son pinceau. Elle ne pouvait pas l'abandonner, mettant toute sa force à épreuve pour le sauver. Il dépendait d'elle et ne pourrait jamais franchir le fleuve endiablé seul. Elle croyait apercevoir malgré ses paupières puissamment fermées des visages bienveillant. Des anges qui lui soufflaient de l'espoir. Ses doigts blessés donnèrent une impulsion violente dans un rocher qui lui permit d'émerger un instant. Elle aperçut la berge à quelques mètres d'elle. Celle-ci engendra en elle une force surhumaine, Caly se fit emporter dangereusement vers l'espoir qui lui arrachait des hurlements intérieurs soufflés par le courage quand une vague la ramena une nouvelle fois sous l'eau meurtrière.

  Myra suffoquait. Plus d'air. Les rochers la griffaient. Lui arrachaient la peau. Brûlaient son sang. Les vagues la faisaient percuter les roches aigues. Le froid la rendait glace. Ses yeux répondaient absents. Elle voulut utiliser son ennemi, elle se laissa traîner, elle se laissa blesser. Son corps était secoué par les flots meurtriers. Le courant surpuissant l'entraînait à une vitesse incroyable. Vers la fin, vers la cascade. Les souvenirs de la coulée d'eau terrifiante la firent reprendre raison. Mais elle se faisait balayer par les pics, elle se faisait transpercer les bras, les jambes, le dos. Le courant l'entraînait sauvagement. Son ventre n'était que balafre. Elle frôla soudainement quelque chose qui ressemblait à une rive. Ses yeux se rouvrirent, armés d'une lueur plus ardente plus menaçante que n'importe quelle épée. Elle entrevit un pic immergé dans le courant. Les flots la firent le percuter sauvagement mais elle encaissa le choc soudain. Elle réussit à donner ensuite un coup de pied dans un rocher, il lui sembla remonter un instant à la surface. Mais une vague la ramena sous les eaux déchaînées. Elle réessaya, pourvue d'une idée, sa seule et terrible arme. Elle remonta de nouveau à la surface quelques instants et aperçut une grande branche souple et sombre qui s'aventurait périlleusement dans les eaux enragées. Elle l'attrapa laborieusement. Elle crut apercevoir non loin un immense vide et comprit que si elle lâchait prise, elle se ferait déchiqueter par la cascade. Le courant voulait continuer d'emporter son faible corps mais ses mains, à moitié arrachées et recouvertes d'un liquide carmin, étaient cramponnées au bois humide, décidées à se sauver. D'un chétif coup de hanche, elle réussit à se dégager des eaux les plus dangereuses. Elle essaya de se remettre debout mais les remous la rabaissèrent. Elle heurta dans un grand bruit un rocher tandis que sa mâchoire craquait. Elle rampa près de la plage, tirée par la force de ses bras et atteignit enfin la berge. Son corps presque mort, haletait fiévreusement. Elle essaya de cracher l'eau emprisonnée dans ses poumons mais elle sentait qu'il resterait éternellement des gouttes de cette traversée. Respirer lui faisait mal. Son torse se soulevait irrégulièrement. Le sang coulait abondamment de ses innombrables blessures ouvertes. Instinctivement, elle porta une main moite et tremblante à sa ceinture. Son pinceau était toujours là, comme s'il était ferré à ce corps presque perdu, décidé jusqu'au bout à ne pas l'abandonner.

La marque du sangWhere stories live. Discover now