Chapitre 27

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Leurs cœurs tambourinaient. L'excitation et le soulagement les faisaient jusqu'à trembler. Enfin, elles avaient réussi. Elles étaient arrivées. Même si un masque sombre recouvrait leur visage, leurs yeux s'écarquillèrent légèrement. Le vent balaya les mèches vagabondes qui voletaient devant eux, les laissant admirer la réussite. Dévorées par la curiosité, dévorées par le désir, elles s'approchèrent, le souffle saccadé. Le bâtiment était plus grand que le ciel, plus effrayant que les enfers. Un parfum de brulé ondulait autour d'elles, porté par une brise qui faisait frissonner les poussières. La façade lisse et ténébreuse brillait tel un soleil noir, les éblouissait, exigeant leur départ. Elle cachait une chétive porte en son sein, vers laquelle elles s'avancèrent avec conviction. Sans doute effrayées à l'idée de la toucher, Caly, dessina, sans un mot. La poussière du dessin qui s'envola vers la porte, telle la houle, telle l'écume, telle les vagues, vint se figer dans le verrou avant de le faire exploser silencieusement, dans un déclic sinistre brisant le silence. Elles entrèrent.

Un long et haut couloir les accueillit, blanc, sombre et glacial. Le carrelage gris rugissait sous leur pas qui chassaient son habit de poussière. Les murs immaculés étaient sans fin, vide de fenêtre et de joie. Aspirée dans le boyau du bâtiment, elles ne désespéraient pas, ne réalisant pas encore qu'elles avaient réussi. Leur esprit scrutait chaque recoin, en analysait chaque détail, fouillait les murs vides, le couloir vide, le plafond vide.

Soudainement, le couloir leur offrit des portes. Scellées par des maléfices qu'elles ne réussirent à briser, elles reconnurent les écriteaux fixés sur celles-ci. Chaque nom inscrit en petites lettres dorées leur sonnait si familier, chaque nom leur rappelait un visage, un mensonge. Aka et Mizuiro, Galbine, Sakurairo et Alba. Des grands oncles, des cousines, des frères. Des noms de la famille royale. Elles ne restèrent pas, sentant que l'estomac du bâtiment n'était pas ici.

Elles continuèrent d'avancer dans le couloir infernal, habillé maintenant d'innombrables portes. Elles n'y jetaient plus que des regards et n'y lançaient plus que des poignées de main, testant la fermeture. Enfin, après avoir eu l'impression d'être arrivée au centre du Monde, l'une d'elles s'ouvrit dans un déchirement, avant de tomber lourdement dans un atroce bruit, libérant l'espace qu'elle protégeait. Après avoir sursauté d'un bon, les sœurs, pinceaux à la main, entrèrent prudemment. La pièce était très petite comparée à l'immensité du bâtiment. Très sombres, les lumières ne fonctionnaient pas. Elles découvrirent dans la pénombre un grand réservoir, de la taille d'une baignoire royale, dans lequel croupissait un liquide transparent et visqueux. Elles se regardèrent et laissèrent échapper des murmures anxieux. Elles sortirent de leur manteau leurs vieilles fioles vides. Elles n'y croyaient pas. De l'Encre. De l'Encre, ciel ! Il n'en restait en fait plus beaucoup mais pouvoir passer leur doigt dans le liquide vénéré, leur semblait aller au paradis, leur semblait comme revenir à la maison. Elles remplirent leurs vieilles bouteilles, chose qu'elles n'imaginaient même plus faire tellement cela était irréaliste. De l'Encre.

Elles étaient sur un petit nuage, elles en avaient de nouveau. Leurs traits restaient impartiaux pour autant, suivant leur pas qui continuait de poursuivre leur chemin. Telles des bêtes, elles sentaient la fin, elles sentaient qu'elles touchaient au bout. Au bout de leur histoire, que les réponses étaient enfin là.

Elles parvinrent jusqu'à une grande et large pièce. Des dizaines de corps jonchaient au sol, vaillant entre mille machines scientifiques. Les grains du sablier se coincèrent. Une odeur détestable s'enfuyait. Les bras des engins pointaient vers le ciel et leur lumière vacillait, tremblotante dans le froid qui conservait les cadavres. Du sang s'en était écoulé, séchant, dur et noirâtre, sur le carrelage cristallin. Ils étaient vêtus de masques et tabliers blancs qui ressemblaient à ceux que portaient les chirurgiens, les recouvrant des pieds à la tête. Celle-ci était plus précisément dissimulée par un calot qui emprisonnait leurs cheveux. Leurs corps étaient souvent tâchés de sang. Le rouge contrastant, seul, à travers le blanc. Leurs blessures révélaient un signe de lutte mais les sœurs ne pouvaient en savoir davantage. Elles ne comprenaient pas le sens des sortes des cavités qui s'épanouissaient sur les cadavres. Un à deux trous chacun, qui scindaient la chair profondément, la traversant, horriblement, semblaient à eux seuls retirer la vie, dans une détonation. Des corps avaient encore les yeux ouverts les doigts sur leurs pinceaux d'or.

Les sœurs s'approchèrent, le regard rivé sur le cadavre de la femme qui se trouvait à leur pied. Elle était sur le dos, les jambes repliées et les bras étendus autour d'elle. Tel une belle au bois dormant, dont le prince s'était pendu. Des milliers de feuilles envolées autour d'elle soulignaient le fait qu'elle avait été prise de surprise au milieu de l'activité qui semblait être son travail. Ses mains endormies tenaient encore leur pinceau tant aimé. Son regard brun, caché derrière ses lunettes en verre était calme et terne, perdu, ne brillait plus de la lueur que la vie lui faisait subir. Caly se pencha doucement, refermant ses paupières et retira d'une main hésitante le masque qui lui dissimulait le visage, ainsi que son calot, libérant une cascade d'épais cheveux roses qui tombèrent sur le sol froid. Caly recula d'un bond, saisi soudain de tremblements et murmura :

C'est Eléonore... Eléonore Sakurairo...

Leur tante. La sœur de leur père et la mère d'Eléa, leur cousine qu'elles aimaient beaucoup et qu'elles avaient revue lors du bal. Les trois sœurs savaient qu'elle demeurait près l'Océan du Sud et pensaient que ses activités étaient celles d'une simple duchesse, pas d'un scientifique.

Elles continuèrent d'observer un à un les cadavres. Ils virent beaucoup de membres de leur famille, tous assez âgés, au moins dans la trentaine. Des oncles, des tantes, des cousins, étendus sur le sol, les yeux ouverts et vides. Les trous qui dormaient sur leurs corps leur faisaient si peur, c'était comme si une pierre avait traversé la poitrine des cadavres. Leur poitrine endormie dans un sommeil éternel. Un sommeil qui donnait aux sœurs envie de fuir. De fuir plus loin que les océans. A présent, même si elles ne l'avoueraient pas, elles s'en fichaient de comprendre tant qu'elles partaient en vie de ce lieu plus malsain que les enfers.

Elles observèrent ensuite avec attention une à une les machines disposées aux alentours, du liquide rougeâtre est stocké dans des tubes, il était mélangé plus loin, examiné, remélangé, de nouveau examiné. Des litres et des litres semblaient voyager dans la salle aux mille secrets. Les systèmes si complexes étaient habillés de milliers de boutons lumineux qui clignotaient, sans doute hors-service. Leurs bras montaient vers le plafond, menaçants. Leurs mille yeux scintillaient, éclairant la pénombre. Et leur ventre gargouillait, et De temps à autre, un bruit aigu de détresse s'échappait d'un moteur, glaçant les soeurs, habituées au vaste et profond silence.

Elles finirent par sortir après de longues recherches sur la raison de l'état des lieux mais tous les documents qui auraient pu être intéressant semblaient avoir disparus, sans doute volés.

Affligées, elles sortirent, arrivant dans une nouvelle immense pièce. Presque similaire à la précédente, des corps encore plus nombreux jonchaient à même le sol dans des tenues semblables à celles de chirurgiens. Les machines présentes ici étaient légèrement différentes, de grands et larges tubes aménageaient la pièce sur de longues rangées. La taille était idéale pour faire rentrer un humain de taille adulte à l'intérieur où des tuyaux et des piqûres étaient suspendus, tachés de rouge. Les traces de lutte et de haine volaient dans l'air imprégné de cendres.

Les sœurs passèrent de nouveau dans une autre pièce, dévoilant ses murs sombres à rendre fou où gisaient des centaines de menottes souillées de sang séché. Le chagrin se lisait dans l'atmosphère impure. Des cadavres d'hommes et de femmes dormaient paisiblement, le corps abîmé par la folie, les mains encore entrelacées dans leur prison. S'approchant, elles découvrirent avec effroi qu'une mèche de couleur tranchait machiavéliquement dans leur chevelure sale. Elles reculèrent, avalant les horribles informations dans leur trop petite tête meurtrie :

Ce sont des gens du peuple. De simples gens, hurlaient leurs esprits abattus et torturés.

La marque du sangWhere stories live. Discover now