Chapitre 16

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  Elicia fut la première à ouvrir les yeux, le lendemain. Le soleil s'était levé tard, son disque pâle était à peine perceptible, caché par un épais rideau de brume. Le ciel était si bas qu'il semblait toucher terre. Des flocons de neige descendaient, voltigeant et tourbillonnant comme le duvet d'un cygne. Le podzol de la taïga est recouvert d'une épaisse couverture glacée et les bras de l'immense taïga ployaient doucement sous le poids des résidus argentés qui se déposaient sur eux. De temps à autres, secouant leur charge, ils se relevaient brusquement et des tas de neige glissaient, allant s'écraser dans un son mat sur le manteau blanc, seul signe de vie dans le paysage semblable à un simple tableau mort. Dissimulées sous une masse incroyable de pourdreuse, les tentes du campement étaient à présent rendues semblables à de simples butes. Sous le linceul uniforme, les inégalités du terrain avaient disparu, toutes traces étaient recouvertes. À l'horizon, la continuité de la forêt formait une zone bleuté, comme rehaussée de points de gouache roussâtre. Les rares oiseaux s'étaient cachés, ayant froid et faim, ils craignaient l'avenir de leur repas.

  La jeune fille, étendue sur le dos, observait le toit de la tente se ployer sous le faix. Le tissu brunâtre se tendait vers elle, comme pour l'amadouer, pour la prendre dans ses bras et la bercer de mensonges. Allongée dans un lit inconnu, elle ne parvenait pas à se rappeler ce qu'elle faisait là. Ses pensées se bousculaient et ses souvenirs se mélangeaient à travers les milles odeurs qui dansaient autour d'elle tandis qu'elle effleurait du bout des doigts son pinceau. Elle essayait de remettre de l'ordre dans sa tête. Ses sœurs. Elle se concentra un infime instant et pu sentir leur odeur, leur présence, non loin. Elles étaient en sécurité, elle poursuivit alors. Elle était dans une tente, sans doute dans le camp perdu au milieu de la taïga où elles s'étaient rendues après avoir fuies du château. Ses souvenirs se rallongèrent, Caly et ses deux épées et Myra et ses dessins. Bataille. Elle se souvint de leur combat contre Eneko, leur sauveur, même si le terme n'était plus adapté. Elle s'imagina son beau visage et ses yeux de tigre. Désir. Elle se surprit à vouloir sentir sa présence près d'elle, à vouloir lui prendre la main. Tremblotante, elle continua, chassant ces pensées étranges et inconnues. Ensuite, la femme... Ses cheveux bouclés, sa peau foncée, ses pommettes saillantes, son bouclier, c'était Juri. Cette femme mystérieuse qu'elle haïssait sans connaitre. La fin. Que s'était-il passé ? Y a-t-il seulement eu un vainqueur ? Eux sans doute. Elle hésita, se retourna, elle n'avait pas l'habitude de perdre. Elle ferma les yeux, une désagréable odeur de mort dans la bouche. Elle avala doucement sa salive et se concentra sur le parfum de neige et de lavande qui dansait dans l'air frais et silencieux. Elle attrapa du bout des doigts les poils du tapis. Chaud et doux, le contact du textile la calma. Elle rouvrit les yeux.

  Elle tourna la tête et aperçut trois silhouettes. Caly et Myra étaient couchées, semblant sans vie, tandis qu'une dame était penchée sur elles, à genoux sur un fin tapis. Ses gestes, doux et gracieux, étaient silencieux, elle prenait son temps, comme fatiguée. De sa main libre, elle mélangeait une pâte molle dans un mortier en bois. Tirant sur le violacé, le mélange brillait pernicieusement, orné de reflet noir qui étincelait, vils.

  Lorsqu'elle vit que la jeune fille s'était éveillée, la dame lui sourit gentiment. Elicia hoqueta. Toute la surface du visage de la dame était striée de milliers de creux et de plis. Son front, ses paupières, ses lèvres, son menton, rien n'était épargné de ces sillons grotesques. Sa peau était si flétrie qu'elle retombait sur elle-même en courbe, comme si elle était affaiblie par quelque chose de très puissant. Ces traits étranges rappelaient à la jeune fille ses doigts lorsqu'elle sortait d'un long bain, sauf que cette fois-ci, ils n'avaient pas l'air éphémères.

  Continuant de la dévisager, elle observa ses profondes cernes violettes qui entouraient ses grands yeux aux iris incroyables, étincelants telles des perles, d'un azur translucide, pur et soutenu, qui luisaient sous la lumière féerique des bougies. Elle était aussi maigre que petite, son visage osseux et fin, son front haut et squelettique semblait cacher une intelligence remarquable. Accueillante, elle continua de sourire timidement, gênée de se voir dévisager ainsi. Ses longs cheveux, raides et décolorés, sans raie, dissimulaient ses étroites épaules et son dos voûté. Elle avait le teint doucement coloré de rose. Son nez retroussé était lui aussi envahi de stries. Ses lèvres charnues rouges entrouvertes laissaient apercevoir ses dents parfaitement alignées, son haleine de citron virevoltait jusqu'à la jeune fille. Elle n'arrivait pas lire ses émotions à cause des innombrables traits de son visage, mais elle semblait pacifique et aimable.

La marque du sangWhere stories live. Discover now