Chapitre 6 - Guilty all the same

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L'air est très lourd, suffoquant. L'extrême pâleur du ciel agresse nos yeux, sans parler du blizzard. On n'y voit pas à dix mètres.
Le pire reste le silence. On n'entend rien.
Ni oiseau, ni insecte, ni vent. Ce constat me donne la chair de poule.
Je m'efforce de tenir le rythme et me rapproche de Blue. Armée de sa pelle, elle observe les alentours et demeure sur ses gardes.

— Je crois que c'est par là, annonce Joana en désignant du menton un point derrière les arbres, à notre droite.

J'ai beau avoir le sens de l'orientation, je suis totalement paumé. Nous la suivons sans discuter, plus préoccupés par les racines cachées sous la neige que par la direction que nous empruntons.

— Au moins, ces fichues lucioles ont disparu.

Je marque une pause, perplexe.

— Quoi ? Quelles lucioles ?

Joana se retourne, me regarde comme si j'étais le dernier des abrutis.

— Tu te fous de moi ? Ces trucs lumineux flottaient partout quand on est sortis du bus.

Je jette un coup d'œil à Blue, qui a l'air aussi perdue que moi.

— Je ne m'en souviens pas.

Je parle avec prudence, pour ne pas provoquer une énième colère. Elle paraît déboussolée.

— Ne me dites pas que vous ne les avez pas vues, ça m'a sauté aux yeux.

C'est le cas, mais je ne me risque pas à répondre.

— Désolé, je paniquais tellement que je n'ai pas dû faire attention.

Mon ton se veut rassurant, du moins je l'espère. Joana n'ajoute rien, préférant sans doute ne pas s'arrêter trop longtemps... Ou ne pas m'insulter.
Je n'ose pas lui dire que les changements météorologiques brutaux de ces derniers mois ont fait fuir progressivement la majorité des insectes. Toutes les revues scientifiques le mentionnaient, très peu de médias « grand public » en ont parlé. Si son emprisonnement date, ça n'a pas dû l'atteindre.
Mon métier de climatologue refait surface. Je ne peux m'empêcher d'observer la terre couverte d'anthracite, le ciel blanc, cette neige épaisse sur le sol, si différente de celle qui tombe. Bien trop légère.
Je n'ose pas comprendre.
Je trébuche, grommelle, repousse gentiment Blue qui a accouru pour m'aider. Mon cerveau bouillonne.
Je dois délirer. La fièvre, sans doute. Pourtant...
Je ne ressens pas le froid. Dans le Minnesota, en plein mois de décembre, c'est loin d'être normal. L'année dernière, on a enregistré une température record de -38 °F dans cet État, la plus basse depuis les -31 °F d'il y a six ans.
Retour en arrière.
Le trajet en bus, les plaques de verglas que le chauffeur évitait avec si peu de délicatesse. L'explosion, le nuage noir, ce brouillard... Toutes ces heures écoulées depuis l'accident.
Mes doigts se referment sur les flocons, les aplatissent.
Les filles s'arrêtent en entendant mon cri étouffé.

— Des cendres, je m'écrie, mêlées à la neige !

Pour preuve, je leur montre mes phalanges recouvertes de poussière. Ma main tremble, sans que je puisse la maîtriser.

— Je ne comprends pas.

Joana résume à la perfection mon état d'esprit. Il n'existe qu'une seule explication à cette pluie inhabituelle. Mais c'est impossible.
Je vois mes compagnes de galère observer le ciel à leur tour, ouvrir et refermer leurs mains. Leurs visages se décomposent quand elles comprennent que j'ai raison.

— Mais alors, reprend Joana d'une voix tremblante, la fumée noire avant l'accident, c'était quoi ?
— Nuée ardente, je souffle.
— Ça veut dire quoi ? Un volcan ? Ici ? Tu te fous de moi ?

J'essaie de mettre mes idées en ordre. En vain.

— Je ne peux pas l'expliquer. Une éruption entraîne des séismes, des glissements de terrain. Tout colle... à part que personne n'a signalé de volcan dans la région.
— Ben si tu veux mon avis, quelqu'un devrait s'en occuper.

Je ne sais pas quoi répondre. Mon instinct me souffle que j'ai raison, mon esprit scientifique refuse encore de le croire.

— OK, on met les gaz, je n'ai pas envie de traîner dans le coin si une montagne doit me péter sur la gueule.

Inutile de répliquer, elle ne peut pas savoir qu'il est trop tard.

*

Marcher aussi vite me demande tant d'efforts que je ne peux me permettre de les consacrer à la discussion.

— Je ne comprends pas, on ne devait pas assister à une inversion des pôles ou je ne sais pas quoi ? insiste Joana sans ralentir le rythme. Ils hurlaient partout que l'apocalypse arrivait, que le monde changeait, blablabla. C'était dans une vidéo, il paraît ! Ils n'ont jamais dit que les volcans allaient pousser comme des champignons !

Je halète, m'efforce de ne pas faiblir. J'ai entendu parler de ce film, mais n'ai jamais eu l'occasion de le voir.

— Le climat évolue partout, par petites touches, on ne le perçoit pas toujours. Ça a empiré depuis deux ans, on a recensé presque deux-cent cinquante cyclones rien que sur ces dix derniers mois.

Je prends une grande inspiration, l'effort me demande toute mon énergie.

— C'était mon boulot, j'étais climatologue chez...

Je ravale mes mots de justesse. Mon travail m'a fourni un aller simple en prison sans passer par la case « procès », autant modifier quelque peu la réalité.

— Attendez !

Joana s'arrête si subitement que je manque de lui rentrer dedans. J'ai mal, je souffle comme un bœuf, je vais m'évanouir d'épuisement. Puis je l'entends, moi aussi.
Une voiture !
Nous dévalons les derniers mètres. J'oublie la douleur, concentré sur ce potentiel sauveur, celui ou celle qui va nous sortir de ce cauchemar.
Quand j'aperçois leurs silhouettes, au loin, je manque de me mettre à pleurer.
Il n'y a pas une, mais deux voitures. La première, un pick-up noir je crois, est en train de faire demi-tour. Le conducteur manœuvre brusquement. La seconde, un break marron, ne bouge pas. Je me joins à mes compagnes de galère et agite les bras.
J'ignore s'ils nous ont vus.
Je m'époumone, tente par tous les moyens d'attirer leur attention.
Peine perdue.
Ils s'éloignent en trombe, je ne peux que les regarder disparaître.

Sous la CendreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant