Partie 17

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J'ai accompagné Madame au marché de Dangan. Elle avait tenue à y faire elle-même ses courses. Elle portait un pantalon noir qui met tant en valeur sa taille fine et un grand chapeau de paille qu'elle a apporté de Paris.
La place du marché de Dangan se trouve à quinze minutes de la résidence. C'est une cour limitée par deux hangars qui abritent une boucherie et une poissonnerie. Un ruisseau souillé de détritus de toutes sortes sert de poubelle et parfois de piscine.
C'est la place la plus animée de Dangan, surtout dans la matinée du samedi. C'est le lieu de rendez-vous de tous les indigènes du quartier noir et des villages.
Nous nous y sommes rendus à pied. Je portais le panier à provisions de Madame. Elle trottait devant moi, souple et gracieuse comme une gazelle. A dix mètres, mes compatriotes se découvraient. Sans avoir l'air de s'adresser à moi, ils demandaient tout haut dans notre dialecte si c'était bien ‹‹ Elle ›› . je leur répondais par un signe de tête.
_ Heureusement que je la rencontre avant confesse ! Dit quelqu'un.
_ Si c'était cette femme qui avait versée le parfum sur la tête de notre seigneur, l'histoire de la bible aurait changé... Ajoutait un autre.
_ Ça c'est la vérité ! approuva quelqu'un.
Les catéchistes nous suivirent longtemps du regard. Un jeune homme nous dépassa à toute allure sur sa bicyclette.
_ Ça c'est une femme ! S'exclama t _ il. C'est une femme parmi les femmes.
Des commentaires fusaient de toute parts. Les hommes, après avoir salué, restaient figés dans leur position.
_ Vois ce jeu de fesses ! Disait l'un. Quelle taille! Quelle chevelure!
_ Ah si l'on pouvait avoir ce qu'il y a dans ce pantalon! Regrettait un autre.
_ Frère, ton short doit être mouillé ! Me lança un gaillard.
_ Dommage que tout ça soit pour les incirconcis ! Reprenait un autre avec une moue dépitée.
L'admiration des femmes était muette. Elles se contentaient de passer leur paume sur leurs lèvres. Une seule dit qu'elle trouvait les fesses de Madame trop molles...
M. Janopoulos, sortis d'on ne sais où, proposa à Madame de l'emmener dans sa puissante voiture américaine. Elle lui répondit qu'elle voulait découvrir Dangan à pied.
Le Grec me jeta un bref coup d'œil de par-dessus l'épaule de Madame. Elle rougit. Il partit en trombe.
Au marché, la foule s'ouvrait spontanément devant nous. Madame acheta des ananas, des oranges et quelques bananes.
Elle visita la poissonnerie. Elle ne rougissait pas quand un indigène satisfaisait sans vergogne un besoin urgent au marigot.
A dix heures, nous reprîmes le chemin de la résidence.
_ Boy, que disent les passants ? Me demanda Madame à brûle-pourpoint.
_ Rien... Rien... Répondis je embarrassé.
_ Comment rien? Dit Madame en se retournant. Que signifie tout ce jargon qu'on crie sur mon passage?
_ ils... Ils... Vous trouve très... Très belle, dis je haletant.
Jamais je n'oublierai le regard de Madame au moment où ces mots m'échappèrent. Ses yeux s'étaient rapetissés dans une expression indéfinissable. Elle était redevenue toute rouge. Une chaleur irritante m'embrassait de la nuque à la plante des pieds.
Madame s'efforça de sourire.
_ C'est très gentil à eux, me dit _ elle. Il n'y a pas de quoi en faire un mystère ! Ce que je ne comprends pas c'est ton air idiot !...
Elle m'adressa plus la parole.

Madame se balançait dans un hamac, un livre dans les mains. Tandis que je lui servais à boire, elle me demanda:
_ Boy, tu n'es pas content de travailler à la résidence ?
Interloqué, je restai bouche bée.
Elle reprit:
_ Tu donnes l'impression d'accomplir une corvée. Bien sur, nous sommes contents de toi. Tu es irréprochable... Tu es toujours à l'heure, tu accomplis ton travail avec conscience... Seulement, tu n'as pas cette joie de vivre qu'ont tous les travailleurs indigènes...
On dirait que tu es boy en attendant autre chose, je ne sais pas quoi...
Madame parlait sans reprendre haleine, en regardant fixement devant elle. Elle se tourna vers moi.
_ Que fais ton père ?
_ Il est mort.
_ Ah! Mes condoléances...
_ Madame est très bonne...
Après une pause elle reprit :
_ Dis moi, que faisait _ il?
_ Il tendait des pièges aux porcs_epics .
_ Tiens, c'est drôle ça ! Dit elle en riant.
Tu sais aussi tendre des pièges aux porcs _ épics ?
_ Bien sûr, madame.
Elle se balança, secoua la cendre de sa cigarette dont elle aspira la fumée par la bouche et par les narines dans l'espace qui nous séparait. Elle gratta un bout de papier resté collé sur sa lèvre inférieur, puis le souffla dans ma direction.
_ Tu vois, poursuivit_ elle , toi, tu es déjà le boy du commandant...
Elle me gratifia d'un sourire qui retroussait sa lèvre supérieure, pendant que ses yeux brillants semblaient chercher à déceler je ne sais quoi sur mon visage. Pour dissimuler son embarras, elle vida son verre puis reprit:
_ Es_ tu marié ?
_ Non, Madame.
_ Pourtant, tu gagnes assez d'argent pour t'acheter une femme... Et Robert m'a dit qu'en tant que boy du commandant, tu étais un beau parti... Tu dois fonder une famille...
Elle me sourit.
_ Une famille et même une grande famille, hein?
_ Peut être, Madame, mais ni ma femme ni mes enfants ne pourront jamais manger ni s'habiller comme Madame ou comme les petits blancs...
_ Mon pauvre ami, tu as la folie des grandeurs ! Dit elle en s'esclaffant.
_ Soyons sérieux, reprit elle. Tu sais que la sagesse recommande à chacun de garder sa place... Tu es boy, mon mari est commandant... Personne n'y peut rien. Tu es chrétien, n'est ce pas?
_ Oui, Madame, chrétien comme ça...
_ comment chrétien comme ça?
_ Chrétien pas grand chose, Madame chrétien parce que le prêtre m'a versé l'eau sur la tête en me donnant un nom de blanc..
_ Mais c'est incroyable, ce que tu me raconte là ! Le commandant m'avait pourtant dit que tu étais très croyant?
_ Il faut bien croire comme ça aux histoires de blanc...
_ Ça alors!
Madame semblait suffoquée.
_ Mais , reprit elle, tu ne crois plus en dieu?... Tu es... Redevenu fétichiste ?
_ La rivière ne remonte pas à sa source... Je crois que ce proverbe existe aussi au pays de Madame ?
_ Bien sûr... Tout cela est très intéressant, dit elle l'air amusée. Maintenant, va préparer ma douche. Ah ! Cette chaleur, cette chaleur...

Une Vie De Boy (En 1ére)Where stories live. Discover now