partie 15

4.3K 146 5
                                    

La première chèvre qui vint se frotter contre notre masure me trouva réveillé. Le jour filtrait entre les intervalles des nattes de raphia superposées. Dehors, on entendait le trot lourd des boucs à la poursuite des chèvres.
Un coq chanta... Au loin, le son d'une cloche, ou plus exactement celui d'un bout de rail, retentissait. Sophie, la face tournée contre le mur, dormait encore. Je me levai et la réveillai avec force bourrades. Elle jura d'abord à plusieurs reprises avant de se réveiller tout à fait. Elle ébaucha un pauvre sourire et me souhaita bonne matinée. Elle tira pudiquement son pagne qui avait remonté jusqu'à ses fesses, laissant dévoilées deux cuisses admirables.
J'ouvris la porte. L'odeur des chèvres pénétra dans la case avec la fraîcheur du matin. Sophie me rejoignit dans la véranda.
_ Ils doivent dormir encore, dit _ elle. Tu penses, ils étaient vannés hier soir...
Nous remontâmes la rue jusqu'à la case des blancs. De la véranda nous parvenaient deux ronflements. L'un, fluet et ténu, ressemblait à un coassement de grenouille.
_Ça c'est bon ami, dit Sophie.
L'autre, grave, était pareil à un gémissement.
_ L'autre c'est le commandant, dit encore Sophie, je ne le connais pas...
Le commandant m'avait dit de le réveiller de bonne heure. Je frappait à plusieurs reprises la porte.
_ Qu'est-ce que c'est? Demanda l'ingénieur.
_ Le commandant m'a dit de le réveiller tôt, répondis je.
_ Bon, bon, grommela t _ il.
Nous entendîmes le claquement sec d'une boucle de ceinture. Un bruit de pas s'approcha de la porte. L'ingénieur nous ouvrit. Il sentait la viande crue avec des nuances indéfinissables. Cette odeur, je la sentais tous les matins à la résidence. Il se frotta les yeux, puis Lissa ses cheveux aussi désordonnés qu'un tampon de liane. Il bailla. L'or brilla dans sa bouche. Il plongea les mains dans ses poches et nous considéra à tour de rôle. Il devint tout rouge. Cela contrastait avec son teint anémique de l'instant précédent. Ses yeux rivés sur les miens, il semblait avoir oublié le monde. Un tic fit trembler les commissures de sa bouche très fine. C'était une grimace inimitable qui eût déchaîné  le rire d'une veuve à l'enterrement de son second mari.
_ Pour faire singe, il n'y a que missié ! Dit Sophie en s'esclaffant.
_ Ta gueule ! Rugit l'ingénieur en frappant du pied.
Le rire se figea sur la bouche de Sophie. Je sentis un picotement sur ma nuque.
_ Qu'est-ce que c'est? Demanda le commandant.
_ Les boys.... Dit l'ingénieur avec mépris. Il zigzagua à deux reprises sur ses orteils. Son teint, de rouge qu'il était, vira au vert puis redevint anémique.
_ Nous rentrons à Dangan ce matin, dit il avec componction. J'ai eu la fièvre la nuit, ajouta t_ il avec ironie.
_ Joseph, commence à préparer les bagages... Nous repartons ce matin, cria le commandant de l'intérieur de la case.

Une nouvelle qui ressemble à une grosse blague tant elle est inattendue ! La femme du commandant arrive à Yaoundé demain. Quand le commandant à déplié le petit papier bleu, il est devenu tout rouge. Il s'est adossé au mur comme s'il avait reçu un coups de poing. Il a dit tout haut des choses incohérentes. Avec cette manière de rougir des blancs, on ne peut savoir s'ils sont contents ou non. Le cuisinier, le garde et moi étions perplexes.
Le commandant nous appela et nous fit part de la surprenante nouvelle. Nous étions bien contents pour lui et nous le fîmes voir. D'abord surpris par notre hilarité bruyante, car nous applaudissions aussi, il esquissa un sourire puis son regard nous arrêta net.
Il envoya le garde chercher quelques prisonniers pour laver la résidence. Il nous recommanda de tout mettre en ordre. Il écrivit des mots pour le docteur, le régisseur de prison et Gosier _  D'oiseau. Puis il partit à Yaoundé.
Je comprends maintenant pourquoi le commandant n'était pas un blanc sans madame, comme les autres... Qui envoient leur boy leur chercher une <<Mamie>> à la criée au quartier indigène. Je me demande comment peut être la femme du commandant. Est-elle aussi trapue et aussi mauvaise tête mais bon coeur que le commandant ? Je la voudrais belle, plus belle que toutes les dames qui vont au cercle européen. Un roi a toujours la plus belle femme du royaume....

Enfin elle est arrivée. Mon dieu, qu'elle est belle, qu'elle est gentille ! J'ai été le premier à la voir. Je donnais un dernier coup de balai à la véranda quand j'ai reconnu le ronronnement de la voiture du patron. Je n'ai rien dit au cuisinier. Je me suis précipité vers la sentinelle qui somnolait. C'était comique de voir le garde se réveiller ben sursaut et présenter arme sans qu'on ne lui en ait donné l'ordre.
Le patron descendit. Je courus ouvrir la portière à Madame. Elle me sourit. J'admirais, chose rare, ses dents aussi blanche que celles de nos filles. Le bras robuste du commandant enserrait sa taille de fourmi. Il lui dit<< c'est toundi Joseph mon boy>> elle me tendit la main. Elle était douce, petite et énervante, dans ma grosse paume qui l'engloutissait comme un joyau précieux. Madame devint toute rouge. Le commandant rougit à son tour. Je descendis les valises.
Mon bonheur n'a pas de jour, mon bonheur n'a pas de nuit. Je n'en avais pas conscience, il s'est révélé à mon être. Je le chanterai dans ma flûte, je le chanterai au bord des marigots, mais aucune parole ne saura le traduire. J'ai serré la main de ma reine. J'ai sentis que je vivais. Désormais ma main est sacrée, elle ne connaitra plus les basses régions de mon corps. Ma main appartient à ma reine aux cheveux couleur d'ébène, aux yeux d'antilopes, à la peau rose et blanche comme l'ivoire. Un frisson a parcouru mon corps au contact de sa petite main moite. Elle à tressailli comme une fleur dansant dans le vent. C'était ma vie qui se mêlait à la sienne au contact de sa main.
Son sourire est rafraîchissant comme une source. Son regard est tiède comme un rayon de soleil couchant. Il vous inonde de sa  lumière qui vous embrasse jusqu'au plus profond du coeur. J'ai peur.... J'ai peur de moi même...

Aujourd'hui Madame a fait le tour du propriété. Elle portait un pantalon noir qui mettait en valeur sa taille fine. Elle vint d'abord à la cuisine et félicita le cuisinier pour la propreté des ustensiles et surtout pour son poulet au riz. Le cuisinier était aux anges. Il baragouina qu'il avait trente ans de métier et que << lui y en a touzou bon ksinier>>. De rieur qu'il était , le regard de Madame devint impassible. << Désormais, tu y mettras moins de piment>> , dit elle. Le cuisinier la regarda avec des yeux tout ronds.
Nous allâmes ensuite voir le parc aux chèvres. Madame ne cessait de murmurer : << Qu'elles sont mignonnes! Qu'elles sont jolies >> elle se laissait lécher les mains.
Puis le Carrè de roses d'hibiscus la retint. Elle s'accroupissait devant chaque fleur et en respirait profondément le parfum. J'étais de l'autre côté du carré en face d'elle. En écrivant ces mots, je me sens encore plus malheureux qu'à l'enterrement du révérend Père Gilbert.

Une Vie De Boy (En 1ére)Where stories live. Discover now