partie 14

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Au loin, un Tam Tam retentit. Une rumeur sourde nous parvint. Il était indéniable qu'une grande manifestation nous attendait. Le village fut enfin en vue. Il y régnait un remue_ ménage qui ne devait pas être coutumier. Une mer humaine avait envahit la place du village. Les cris stridents des femmes retentirent. Elles criaient la main contre la bouche. On aurait cru entendre la sirène de la scierie américaine de Dangan.
La foule se fendit pour laisser passer la voiture qui s'immobilisa devant un parasolier fraîchement élagué au sommet duquel flottait un drapeau français.
Un vieillard au dos arrondi et au visage aussi ridé qu'un derrière de tortue ouvrit la portière.
Le commandant lui serra la main. L'ingénieur lui tendit aussitôt la sienne. Les femmes se remirent à crier de plus belle.
Un gaillard coiffé d'une chéchia rouge cria : << silence>>. Bien qu'il fut torse nu et portât un pagne, son autorité venait de sa chéchia de garde du chef.
Le chef portait un dolman kaki sur les manches duquel on avait dû coudre à la hâte ses écussons rouges barrés de galons argentés.
Un bout de fil blanc pendait à chaque manche. Un homme entre deux âges qui portait une veste de pyjama par dessus son pagne cria << fisk>> . une trentaine de marmots que je n'avais pas distingués jusque là s'immobilisèrent au garde à vous.
_ en avant, marssssssssssse! Commanda l'homme.
Les élèves s'avancèrent devant le commandant. Le moniteur indigène cria encore << fisk>>.
Les enfants semblaient complètement affolés. Ils se serraient comme des poussins apercevant l'ombre d'un charognard. Le moniteur donna le ton, puis battit la mesure.
Les élèves chantèrent d'une seule traite dans une langue qui n'était ni le français ni la leur.
C'était un étrange baragouin que les villageois prenaient pour du français et les français pour la langue indigène. Tous applaudirent. Le chef conduisit les blancs dans une case qui avait été aménagée pour les recevoir.
Le sol avait été balayé, le kaolin des murs gardait encore l'empreinte des pinceaux.
Le toit verdoyait avec son raphia fraîchement tressé.
En y entrant par cette chaleur caniculaire , on était envahit de bien être.
_ Elle est merveilleuse, cette paillote ! Dit le commandant en s'évertuant avec son casque.
_ Ça, c'est une case, rectifia l'ingénieur. Les murs sont en terre. D'ailleurs on ne rencontre plus de paillotes que chez les pygmées.
Les blancs poursuivirent leur conversation dans la véranda où le chef avait fait installer deux chaises longues. Sophie m'aida à préparer les deux lits pliants que nous avions emportés.
Nous suspendîmes les moustiquaires. Quand tout fût prêt, je demandai au commandant s'il avait encore besoin de moi.
_ Pas pour le moment, répondit il. Sophie, mot pour mot, posa la même question à l'ingénieur. Mot pour mot, elle obtint la même réponse. L'ingénieur fixait le bout de son soulier.
Le garde du chef nous attendait.
Il agitait son chasse _ mouches sur ses épaules. Il nous invita à le suivre.
_ Vous dormirez dans la case de ma deuxième, dit il avec fatuité.
C'était une masure dont on avait blanchi la façade pour l'arrivée du commandant. Pas d'ouvertures. La lumière filtrant à travers la porte basse venait mourir dans un vieille cuvette où une poule couvait ses œufs.
_ voici la case de ma deuxième femme, dit encore le garde avec un large sourire. La rivière et le puits sont de l'autre côté de la cour. Quand au cabinet, vous le sentez d'ici......
_ on n'ignore pas où pourrit l'éléphant, dit sèchement Sophie.
_ C'est ça même dit le garde en s'en allant.
Quand il fut presque hors de notre portée, il nous cria:
_ Tout à l'heure on vous enverra de quoi préparer à manger.
Sophie claque les doigts et se passa la main sur les lèvres. Puis elle fit un geste qui semblait vouloir dire :<< je prends mon courage à deux mains>>. Nous penetrâmes dans la case des boys. Bien qu'il fît jour, nous entrions dans la nuit...
Sophie se pencha sur l'âtre. Elle rassembla les bouts de tisons et y souffla à plusieurs reprises. Enfin la flamme jaillit. Elle éclaira d'abord le tas de régimes de bananes massés sur les étagères de bambous. Au moment où je m'appretais à en cueillir une je fus pris d'un fou rire.
_ Qu'est ce que tu as? Demanda Sophie.
_ Rien... Tu ne peux pas comprendre.... Je pensais à Gosier D'oiseau...
Dehors, la fête battait son plein. Les blancs regardaient les danseurs de bilaba. La danse monotone les lassa. Il était midi. Il se retirèrent dans leur case. Je leur servis les provisions apportées à Dangan.
À l'heure de la sieste, ils renvoyèrent les trop bruyants danseurs. Ceux ci s'en allèrent, feignant d'être désolés. Ils étaient couverts de poussière, inondés de sueur.
Dans l'après midi, le chef vint lui même présenter les poulets, la chèvre, la corbeille d'œuf et les papayes qu'ils entendaient sacrifier aux blancs.
Ceux ci l'invitèrent à prendre un verre de whisky avec eux. Visiblement, le chef était très fier d'être assis au milieu des blancs.
Ensuite, ils se dirigèrent vers la case aux problèmes.
Le soir avait trouvé les blancs rompus par le voyage et les palabres de la journée.
Ils n'avaient presque pas touché au repas du soir. Le commandant s'était étendu en travers de son lit. Je m'agenouillai pour retirer ses bottes. De la véranda nous parvenait le mur_ mure d'un dialogue entre l'ingénieur et Sophie.
Je souhaitais bonne nuit au commandant. Au moment où je franchissait la porte, l'ingénieur qui sirotait encore son whisky à la véranda m'appela. Il faisait déjà nuit. J'allai à lui, guidé par le bout rougeoyant de sa cigarette.
_ Tu dors dans la même case que Sophie, n'est ce pas ? Demanda _ t_il?
_ Oui,mon com... Oui, monsieur.
Il fit une pause puis continua:
_ Je l'enverrai à l'hôpital aussitôt arrivé à Dangan, je l'enverrai à l'hôpital....
Il se leva puis reprit:
_ Sophie m'a été confiée par son père...
D'ailleurs, je me demande pourquoi je te dis cela! J'enverrai Sophie à l'hôpital... Je saurai te retrouver....
Il me pinça l'oreille.
_ Je saurai toujours te retrouver... Tu peux disposer.
Il me lâcha. Dans l'obscurité, je vis ses mains blanches faire un geste de dégoût comme s'il avait touché quelque chose de malpropre.
Sophie m'attendait dans la cour.
Nous marchâmes en silence jusqu'à notre case. Sophie poussa la porte. La poule caqueta. Sophie rassembla les tisons et souffla.  Une flamme vacillante éclaira la case. Je m'allongeai sur l'un des lits de bambou.
Elle vint s'allonger sur l'autre lit.
La flamme du foyer mourut peu à peu. Les bords de nos lits sombrèrent dans la nuit.
Sophie se retournait sur son lit. Les bambous craquaient.
_ Ça fait longtemps que je n'ai pas dormi dans un lit de bambou, dit elle. Cela me rappelle ma mère....
_ Ça fait longtemps que je n'ai pas dormi avec un enfant du pays dans une même case, reprit elle.
_ On dirait qu'on t'a coupé la langue... Tu ne dis rien, ce soir?
_ C'est ma bouche qui est fatiguée...
_ Toi, tu es un drôle d'homme... En vérité, je n'ai jamais rencontré d'homme comme toi! Tu es enfermé dans une case la nuit avec une femme... Et tu dis que ta bouche est fatiguée !
Quand je raconterai cela, personne ne me croira. On me dira:<< c'est peut être parce que son coupe _ coupe n'est pas tranchant qu'il a préféré le garder dans son fourreau>>.
_ Peut être, répondis je, amusé.
_ Quand je raconterai qu'il l'a avoué, ils ne me croiront pas plus... Sais tu ce que m'a dit mon bon ami à la véranda ?.... Tu dors? Me demanda t_ elle.
_ Non, je t'écoute, lui répondis_ je.
_ Mon bon ami a commencé par m'appeler par les noms des choses à manger. Ça, c'est son habitude quand il veut manger la bouche ou quand il gémit en faisant la chose, il m'appelle <<mon chou>> , <<mon chevreau>>, << ma poule>>... Il m'a dit que s'il m'avait emmenée, c'était parce qu'il m'aimait beaucoup. Il voulait pas me laisser seule à Dangan où je me serai ennuyée. Ce blanc est très malin. La vérité, c'est qu'il ne voulait pas me laisser seule à Dangan avec le vieux Janopoulos.
Ce vieux blanc dont je pourrai être la petite fille m'a dit de le quitter parce qu'il n'a pas beaucoup d'argent. Mais je préfère mon bon ami à ce vieux crapaud. Il m'a dit qu'il avait peur du commandant qui est son chef et qu'il ne pouvait pas lui dire que j'étais sa bonne amie.
C'est pour cela qu'il lui a dit que j'étais sa cuisinière _ boy. Mais, je me f... De tout cela. Ce qui m'embête , c'est qu'il ait dit au commandant que je suis sa cuisinière. Je me demande bien ce qui a pu lui faire penser cela. Joseph, ai je une tête de cuisinière ?
_ Je ne suis pas un blanc pour répondre, lui dis je.
_ En vérité, toi, tu n'es pas un homme comme les autres ... Qu'est-ce qu'il a bien pu te dire mon bon ami, quand il te parlait à la véranda ?
_ Rien... Pas grand chose. Il m'a dit de veiller sur toi...
_ Ah! Ces blancs ! S'exclama _ t_ elle. Le chien peut il crevait de faim à côté de la viande de son maître ! On n'enterre pas le bouc jusqu'aux cornes, on l'enterre tout entier...
Sa voix me paraissait de plus en plus lointaine. Il me sembla l'entendre dans un rêve. Je m'endormis.

Une Vie De Boy (En 1ére)Where stories live. Discover now