Des Yeux aux Coeurs [MxM]

Chapitre 20

Le Détroit du Désespoir était une légende bien connue des marins des quatre coins du globe. Partout, pirates, pêcheurs, paysans, soldats, tremblaient à l'idée de devoir le traverser un jour. Peu étaient ceux qui en étaient revenus vivants, et peu acceptaient de décrire l'horreur, l'horreur de ce qu'ils avaient vu et vécu.

Zackariah, lui, s'en vantait à tous vents. Dans sa longue vie de pirate, il avait, disait-il, traversé ce détroit moult fois avec son ancien équipage. "Un parcours de santé", voilà comment il décrivait cette expérience horrifiante pour tout autre marin. Pour lui, survivre à cette expédition était un rite de passage pour devenir un réel pirate, respecté, mais redouté.

A l'inverse, Elior, de manière étonnante, était loin de mentionner cet épisode de son enfance. Il devait avouer qu'il n'en avait que très peu de souvenirs, et les bribes qui lui restaient dépassaient toutes les autres monstruosités dont il avait pu être témoin au cours du reste de sa vie. En outre, c'était une partie de sa mémoire qu'il ne souhaitait que très rarement revisiter. Les cauchemars qui hantaient parfois encore ses nuits étaient suffisants pour l'en déterrer. Il n'était donc pas particulièrement enjoué, à l'idée de retourner au cœur de ses pires hantises.

De ce fait, il n'était pas du tout enchanté, de se trouver dans le nid de pie, pour guider le bateau dans ce détroit. Il portait en effet bien son nom. Le désespoir était l'émotion principale qui régnait sur le Khromer depuis l'annonce de la Capitaine Noor. Elior, malgré ses craintes, avait vite constaté qu'il était loin d'être le seul à avoir quelques appréhensions.

Noa, même si son expression n'avait rien laissé paraître, avait pâli à l'annonce, et s'était tout de suite empressé d'aller aiguiser la lame de son épée dans un coin du navire. Cela faisait maintenant plusieurs heures qu'il s'y attelait. Elior ne put s'empêcher de penser qu'elle devait être bien tranchante à présent.

Sayan, lui, parcourait le bateau, racontant à qui voulait bien l'entendre, toutes les légendes et récits dont il avait connaissance à propos du Détroit du Désespoir. Les marins qui l'entendaient frémissaient à ses histoires. Sayan avait beau raconter tout cela avec un ton léger et désinvolte, Elior savait bien que cela cachait sans aucun doute une certaine appréhension, même si son meilleur ami affirmait avec ferveur que mourir lors de cette grande aventure serait pour lui le plus grand des honneurs.

Noria et Cali astiquaient des canons sur le pont, tout en échangeant à voix basse, preuve de leur angoisse grandissante. Elles n'avaient qu'à peine réagi à la présence de Sayan, qu'elles avaient rapidement congédié, et même Elior avait été incapable de les distraire avec ses fanfaroneries habituelles.

Elior avait aussi entendu Noor, juste après l'annonce, menacer de manière virulente Will, en lui interdisant de sortir de la cuisine durant l'intégralité de la traversée du Détroit. Elior aurait bien aimé se cacher bien à l'abri dans la cuisine, lui aussi, au lieu d'être en première ligne de l'horreur. Mais c'était un privilège réservé au petit protégé de la Capitaine, et à lui uniquement.

Même Alec, qui jouait les gros durs, semblait plus autoritaire et agacé que d'habitude. Il lançait des ordres plus farfelus les uns que les autres à chaque marin qui passait devant lui. Les mousses ne savaient plus où donner de la tête, et se moquer d'eux faisait presque oublier à Elior sa propre peur.

Noor et Mina surplombaient l'équipage depuis le pont supérieur, l'air grave. Den perché sur l'épaule de la Capitaine ajoutait à la tension de l'équipage en jasant en boucle le mot "Désespoirrrrr", de sa voix rauque et agaçante.

Bien vite, ce médiocre spectacle ennuya Elior, car le seul être qui comptait vraiment à ses yeux était absent. En effet, Orion, s'était éclipsé dans les quartiers de l'équipage, rapidement après l'annonce de la Capitaine, sûrement pour se reposer avant l'épreuve fatidique. Elior avait hésité à aller le rejoindre ; lui aussi avait besoin de repos. Mais il s'était vite ravisé, songeant qu'il était encore trop tôt pour ce genre de rapprochements.