Je hoche la tête, il a raison.

— Sur une note plus joyeuse, intervient Danika, j'adore ce que tu portes !

Je la remercie d'un sourire. J'ai enfilé un justaucorps moulant noir dont l'unique bretelle large repose sur mon épaule gauche, un jean de la même couleur et une ceinture en cuir avec double boucles en argent. Mes cheveux blonds sont aplatis, épousant mon dos jusqu'au creux de mes reins et j'ai chaussé des bottes courtes à talons carrés. Un trait d'eyeliner sur mes paupières et du mascara sur mes cils a suffi pour sublimer mon regard.

— Enfin ! s'exclame le patron derrière nous. Notre sauveur s'en vient !

Quinze minutes plus tard, Jake entre dans le bar. Vêtu d'un jean foncé et d'une chemise noire dont les manches sont retroussées, il se dirige vers moi d'une démarche assurée. Sa barbe est plus longue qu'à l'habitude, mais ses cheveux sont toujours aussi désordonnés.

— À ce qu'il paraît, on va faire équipe.

— C'est toi, le remplaçant ?

— En chair et en os !

— Dis-moi, il y a assez d'heure dans une journée pour tous tes petits boulots ?

Il rit.

— Je peux toujours faire de la place dans mon horaire pour te voir, belle Lyra.

Ça y est, Jake le charmeur est de retour.

— Pourquoi ? Je t'ai manqué ? le nargué-je en retour.

— Peut-être bien, rétorque-t-il en plongeant son regard dans le mien.

Chaque fois qu'il me scrute de la sorte, j'ai l'impression de me perdre dans les abysses de ses yeux. Ils sont si sombres, presque noirs et pourtant, je m'y sens bien. Pour la première fois depuis cette nuit-là, je me sens confortable dans le regard d'un homme, en confiance même. Malgré sa carrure imposante, ses muscles saillants et ses orbes de la même couleur que l'obscurité, je ne me sens pas en danger auprès de lui. Ça ne signifie pas que mes barrières sont en train de tomber, mais bien que j'avance dans la bonne direction.

— Tout va bien ? me demande-t-il en tentant de déchiffrer mon expression faciale.

— Oui !

— Jake, tu es là ! Tu me sauves la vie, mon garçon ! s'exclame Gabriel qui s'avance vers nous.

— Tu sais bien que ça m'arrange aussi...

Encore ce mystère autour de ses possibles problèmes d'argent...

— Je sais, mais j'aime penser que tu le fais uniquement par bonté de cœur !

— C'est le cas !

— Allez, au boulot, les enfants ! clame le propriétaire des lieux.

Comme on s'y attendait, le bar se remplit dans le temps de le dire. Une commande par ci, une commande par là. Je passe au bar et je retourne servir les clients. Les heures s'écoulent et les esprits s'échauffent pour la nuit à venir. Je récolte quelques compliments sur ma tenue de la part des femmes et des regards langoureux de certains hommes, même s'ils se tiennent à carreaux pour la plupart. De toute façon, je suis obnubilée par Jake qui ne se départit pas de son sourire charmeur. Je remarque d'ailleurs qu'il y a une file monstre devant le bar, ce qui est plutôt rare une fois que la piste de danse est ouverte. Les femmes font la queue pour obtenir autre chose que des verres j'ai l'impression...

Je ne devrais pas ressentir ce serrement dans ma poitrine puisqu'on n'est rien l'un pour l'autre, si ce n'est que des amis. Pourtant, je suis jalouse de ces femmes qu'il drague ouvertement. Non seulement de l'attention qu'il leur porte, mais aussi de leur liberté. Elles sont libres de leur vie, de leur sexualité. On m'en privée cette nuit-là. Toute ma vie dépend désormais de ce moment. Tant de mauvais souvenirs, de cauchemars et de peur qui ont forgé la femme que je suis, en effaçant celle que j'aurais pu être. Si seulement ma vie s'était déroulée autrement, que j'avais grandi dans une famille normale au lieu du foyer dysfonctionnel dans lequel je suis née, que mon père avait été avocat, commerçant, livreur ou même éboueur, ma mère ne serait jamais partie. Si ma famille avait été soudée, que mon père était encore en vie, mon frère ne serait pas devenu le monstre qu'il est aujourd'hui. Si on ne m'avait pas brisée, violentée, manipulée, je pourrais faire confiance à un homme, peut-être même tomber amoureuse.

Dans une autre vie, un monde parallèle peut-être, je pourrais être cette jeune fille insouciante à la robe rouge. Celle qui discute avec Jake, les coudes sur le bar, faisant ressortir son décolleté plongeant. Je pourrais avoir sa prestance, son audace. Je pourrais même avoir suffisamment confiance en moi et en l'humanité pour lui remettre mon numéro de téléphone. Je pourrais passer la nuit avec lui. Mais dans cette réalité-ci, je ne suis que celle qui regarde. Celle qui souffre en silence, qui pleure la nuit tombée, mais qui se relève le jour venu. Oui, je suis une battante, mais je suis aussi solitaire. Pas par choix, mais par nécessité. Parce que la présence des hommes m'horripile, que la seule idée qu'on me touche m'est insupportable. Parce qu'il est impossible de changer mon passé et que personne ne serait prêt à vivre avec.

Alors, je détourne le regard et me remets au travail.

***

J'enfile mon manteau en cuir dans les vestiaires quand Jake me rejoint.

— Tu as terminé ?

— Gabriel m'a congédié. Il m'a dit qu'il allait ranger avec Danika et Nico.

— J'espère que Ben sera là demain !

— Déjà fatigué de me voir ? m'interroge-t-il en penchant la tête sur le côté, un sourire goguenard aux lèvres.

— Peut-être bien, rétorqué-je en soutenant son regard pénétrant.

— Je parie que je te manquerai !

— Il ne faut pas rêver ! Je commence tout juste à m'habituer à ta présence, alors de là à s'ennuyer...

— Eh bien, sache que toi, tu me manqueras.

Sa remarque me désarçonne. Je vois dans ses yeux qu'il dit la vérité. Cette fois, il ne blague pas et je ne peux m'empêcher de rougir.

Comme chaque fois que nos yeux se croisent, le temps semble suspendu.

Une mèche s'échappe de derrière mon oreille et il lève la main pour la replacer. Je ferme machinalement les yeux en effectuant un pas de recul. Ma réaction le surprend. Il ne sait plus où se mettre, alors il enfouit sa main dans la poche avant de son jean.

— Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur.

— Ce n'est rien, dis-je en replaçant moi-même ma mèche rebelle.

Je le contourne pour rejoindre la sortie et me retrouve seule dans la ruelle.

— Ta voiture est garée où ? me demande Jake en sortant à son tour.

— Je n'en ai pas...

— Tu ne vas tout de même pas marcher à cette heure-ci!

— Habituellement, je prends le bus, mais je crois bien que j'ai raté le dernier, dis-je au moment où le véhicule passe devant nous.

— Si tu veux, je te raccompagne.

— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée...

— Je n'ai aucune arrière-pensée si c'est ce qui t'effraie.

— Je n'ai pas peur...

— J'ai bien vu la crainte dans tes yeux tout à l'heure, tu semblais terrorisée...

J'ignore quoi répondre. Il a vu juste, quelque chose – ou plutôt quelqu'un - me terrorise, mais cette personne, ce n'est pas lui.

— Écoute, j'ai vécu des choses... et parfois, mon corps se braque instinctivement, tu vois ? Ça n'a rien de personnel, c'est comme ça, c'est tout.

Je suis surprise par ma franchise. Je ne me suis jamais autant dévoilée en deux ans. Il y a Kyle, bien sûr, à qui j'ai fait part de certaines choses, mais il ignore tout dans l'ensemble.

— Je comprends. Si un jour, tu veux en parler, sache que je suis là.

Pour toute réponse je lui souris. J'aime qu'il respecte mon silence.

Black Roses- En coursWhere stories live. Discover now