Niveau 2

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La berline s'arrime au quai de départ de l'immeuble. Les portières papillons se soulèvent et nous nous engouffrons au sein de ses entrailles. Assemblée sur mon lieu de travail, la RS321 s'équipe de huit réacteurs, six stabilisateurs et trois ailerons, un trésor au coût non négligeable surtout avec l'ajout d'options.

— Tu n'étais pas obligée de prendre une voiture si chère.

— J'avais une promo et tu m'en parles tout le temps. Comment veux-tu que je résiste ? glousse Lise.

— Mais...

— Profite et ne t'occupe pas du reste.

Impossible quand je connais son salaire et ses difficultés financières. Le chauffeur confirme la destination et nous décollons. Je plonge vingt dollars au fond du sac de Lise, qui, pianotant à toute vitesse sur son smartphone, ne s'en aperçoit pas. Satisfaite, je m'accoude à la vitre teintée. Nous survolons le tramway quadrillant la ville, bien animée en ce vendredi soir, des milliers de lumières écument l'horizon. A l'approche du centre, le trafic aérien se densifie et la berline ralentit. Forcé de déployer ses stabilisateurs, le chauffeur soupire bruyamment en tapotant du doigt le volant.

— Ok, Jade, que dirais-tu d'un petit karaoké avant de se poser, histoire d'échauffer nos voix ? propose Lise, en rangeant son téléphone.

— C'est encore un peu tôt, non ?

— Allez, s'il te plaît, juste une chanson, supplie-t-elle, les mains croisées.

Je cède et Lise demande au chauffeur « I'm a single queen » des pink roses, le girls band en tête des charts depuis des lustres. J'espère qu'il refusera, il en a sûrement envie vu le regard noir qu'il nous lance dans le rétroviseur. Néanmoins, les premières notes résonnent à l'intérieur de l'habitacle et Lise aboie les paroles s'affichant sur l'écran géant sorti du ciel de toit.

Ses iris brillants et son sourire immense me poussent à l'accompagner. Après quelques couplets, le refrain, simpliste mais entraînant, m'embarque et nous gesticulons en désordre jusqu'à ce que la réalité me rattrape. Bien trop vite. Mes cuisses grincent contre le cuir, je me sens à l'étroit et la forte odeur mentholée me donne la nausée. Lise semble briller sur la plus grande scène du monde. Moi, piétinée par un mouvement de foule.

— Jade, détends-toi et regarde-moi.

Elle capture mon visage. Cependant, incapable de soutenir son regard, je me perds à travers le paysage. Les terrasses des bars et restaurants pleins à craquer défilent. L'enchevêtrement de ponts et passages surélevés se bondent de couples, de familles et d'amis prêts à passer du bon temps dans le 1er arrondissement. Tout ce monde, tout cet engouement, me rappellent à quel point je suis insignifiante. Une goutte d'eau égarée au milieu d'un vaste océan. À jamais prisonnière de l'ombre des profondeurs.

Nous quittons l'animation du centre pour le calme des berges et perdons de l'altitude.

— Jade ? Jade, tu es avec moi ? S'il te plaît, regarde-moi. Personne ne nous entend. Personne ne nous voit.

Elle sert ma main et je lui rend son étreinte. Que ferais-je sans elle ?

— C'est juste toi et moi.

J'acquiesce d'un faible sourire et la remercie. Quand un toussotement me rappelle qu'il s'agit plutôt d'elle, de moi et de notre pauvre chauffeur, qui ne nous laissera sûrement pas une bonne note. Sauf si le pourboire de Lise suffit à compenser son calvaire... qui prend fin d'un brusque coup de frein.

— Et voilà, nous sommes arrivés, maugrée-t-il, en se déposant sur l'aire d'atterrissage à l'entrée du quartier historique.

Désert comme toujours, aucun véhicule ne circule et rare sont les piétons qui osent s'aventurer dans ces étroites ruelles pavées, surtout à la nuit tombée. Les portes claquées, notre chauffeur s'empresse de repartir et Lise ne laisse pas le temps au silence de s'installer.

The Virginity Game - L'île PerdueWhere stories live. Discover now