Chronique 19

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Date. Une semaine avant le départ de l'expédition dans le Bosquet Sacré, Maître Jawil et moi-même nous sommes rendus dans la Flèche Blanche afin de présenter l'avancée du chantier du Théâtre Anatomique au Conseil Artistique. C'était aussi l'occasion de révéler le grand quadriptyque qui nous avait été commandé par le Conseil l'année dernière. Nous avions près de six mois d'avance sur les délais initialement envisagés, ce qui est extrêmement rare dans le milieu artistique de la Cité. Bien sûr, nous avons profité de la rapidité et la dextérité accordées par l'utilisation du dissecteur, mais le Conseil n'aura aucun moyen de le savoir. L'arme de leur ennemi aura servi à peindre l'objet de leur dévotion - le sujet du quadriptyque étant, bien entendu, les Galms des Ordos.

Le trajet depuis l'atelier fut particulièrement délicat, bien que deux apprentis nous aient aidés à pousser le tableau jusqu'aux portes de la Flèche Blanche. Parvenus devant l'immense portail sculpté d'argent et de marbre brillant, nous fumes chaleureusement accueillis par trois Conseillers vêtus de la toge pourpre du Conseil Artistique. Nous voyant arriver épuisés et transpirants, ils demandèrent à une escouade de Gardiens de transporter le tableau jusqu'à la salle de réception au-dessus de l'Assemblée. Les portes de la Flèche Blanche ne sont pas un ouvrage défensif, bien au contraire. Elles n'ont même jamais été fermées, signe que l'Assemblée et les Conseils appartiennent au peuple et qu'aucune barrière ne les séparera jamais. De toute façon, je doute que les sculptures délicates qui ornent les portes survivent au moindre coup de bélier. Elles représentent deux arbres tortueux qui poussent sur un sol aride et craquelé jonché de crânes et d'ossements, les deux troncs s'entremêlant en formant une double hélice d'où jaillissent des branches feuillues. C'est un symbole d'espoir pour tous les Citoyens, l'illustration de la force et de la robustesse de la vie qui ne s'avoue jamais vaincue. Pour tous les survivants qui arpentent les ruines de ce monde, la Flèche Blanche est un phare dans les ténèbres, une flamme qui les appelle à se joindre à la reconquête de la vie. Ses portes disent que nous avons saignée cette planète à mort, mais que nous avons survécu pour racheter nos fautes. 

Une fois le portail franchi, il faut traverser le lac circulaire qui entoure la Flèche Blanche et dans lequel s'écoulent les myriades de cascades des jardins suspendus. Nous avons emprunté le Pont des Bâtisseurs dans le silence imposé par le vacarme des chutes d'eau, sous l'ombre fraiche des arbres à larges feuilles qui bordent l'édifice. Puis, enfin, nous avons pénétré dans la Flèche elle-même.

Le spectacle était aussi saisissant que la première fois que j'y entrai tout petit. De l'intérieur, la Flèche semble creusée comme un coquillage, et elle en reprend d'ailleurs les formes arrondies et géométriques. Deux voies de circulation serpentent autour de l'espace central en reprenant le motif de la double hélice : ce sont les Grandes Galeries, et leurs murs sont couverts de tableaux contant l'épopée de la vie sur Terre. Le centre de la Flèche est alloué aux institutions de la Cité, l'Assemblée occupant les cent premiers mètres, les divers Conseils les cent suivants, et ainsi de suite pour la Cour de Justice, l'Académie et les Administrations Religieuses. L'Assemblée elle-même ressemble à un coquillage géant bordé de colonnades et cerné par les Grandes Galeries. La forme d'amphithéâtre circulaire reprend celle de la Cité elle-même, et les représentants des différents Quartiers siègent sur des plate-formes de marbre surmontées de tentures aux couleurs de leur administration. Au centre se trouve un bassin orné rempli d'une eau particulièrement sacrée aux yeux des Citoyens, l'Eau Commune. Lorsque les tribus de Caravaniers fondèrent la Cité, chacune versa l'intégralité de son eau dans ce grand réservoir commun, scellant ainsi leur amitié et le destin de la Cité. Depuis, l'Assemblée se réunit autour du bassin, devenu le symbole de son unité et plus important encore, de sa responsabilité envers les Citoyens qu'elle représente.

Nous avons emprunté la Galerie gauche, et de près on comprenait encore mieux le génie des architectes du lieu. La combinaison de miroirs savamment disposés, d'ouvertures percées le long de la Flèche et de surfaces nacrées créait des jeux de lumière et de couleurs stupéfiants dont l'effet variait avec l'heure de la journée. Chaque ouverture donnait sur un jardin plus ou moins grand, du simple balcon à la terrasse géante couverte de végétation et de cours d'eau. Il faudrait des jours pour explorer ne serait-ce que les cent premiers mètres de jardins, et découvrir toutes les essences apportées par les Caravaniers ou découvertes dans la vallée. Mais le plus impressionnant restaient les innombrables tableaux qui ornaient les Galeries. Ils n'étaient pas arrangés par époque ou par style, mais de manière thématique et plus ou moins chronologique : les premiers représentent la création de notre Univers, le Grand Éclat et la formation de la Divinité, les suivants dépeignent la création des galaxies, des soleils, puis de la vie sur notre planète bénie, et ainsi de suite jusqu'à la fondation de notre Cité. Le quadriptyque que nous apportons s'inscrit d'ailleurs dans les derniers étages des Grandes Galeries, au niveau des Administrations Religieuses. 

Anatomie Divine II - Chroniques du Galm-SoiWhere stories live. Discover now