CHAPITRE 9

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Keefe

La poussière étincelait dans les quelques rayons de soleil. La légère lumière du jour donnait une couleur jaune aux murs de l'appartement. Les yeux entrouverts, Keefe observait ce spectacle. Il n'était pas chez Elwin, ni aux Rives du Réconfort, et encore moins à Candleshade. Pourtant, il n'avait jamais autant ressentit qu'à ce moment-là qu'il était chez lui. Les stores laissaient filtrer la lumière, les particules brillaient comme des cristaux, les pépiements des oiseaux dansaient dans le silence du matin, et les bruits de New York résonnaient à ses oreilles. Le son des voitures, la rumeur de la ville avait bercé son sommeil. Il n'avait jamais entendu autant de bruit la nuit. Pourtant, il n'avait jamais aussi bien dormi. Peut-être ce sentiment que tout le monde agissait, dans une certaine mesure, pour le bien d'autrui, le rassurait. Ou peut-être que le sentiment de détermination qui s'émanait de tous ces humains le réconfortait. D'une certaine manière, les Hommes étaient bien plus courageux que toutes les autres espèces.

Tout en sachant que chaque jours, chaque heures, chaque minutes, chaque secondes, chaque souffles, chaque battements de cœur, les rapprochaient d'une mort inéluctable, ils continuaient à vivre, à avancer, la tête haute. Ils avaient conscience de leur courte espérance de vie, en moyenne seulement 80 ans, mais grandissaient, servaient leurs prochains, puis léguaient leur monde à leurs successeurs, leur donnant avec une totale confiance le fruit de leur travail. Tout en ayant ce terrible fardeau sur le cœur, ils restaient bienveillants et serviables, la plupart du temps. En réalité, ils étaient peut-être aussi méchants, meurtriers et sanguinaires, à cause de deuil, de l'abandon, de la trahison, qu'ils expérimentaient tous les jours. Ils étaient peut-être aussi dépendant de leur argent, aussi radins, aussi possessifs, car ils savent que c'est l'unique chose qui leur permet d'avoir la plus belle vie possible. L'argent leur donne la belle vie. Ils en ont une courte. Alors ils tentent d'en profiter un maximum, et d'avoir le plus de moyens possibles. Mais ils n'étaient pas tous comme ça. Sally et sa famille en était la preuve. Ils donnaient sans rien demander en échange, car ils savent comment la vie peut se montrer cruelle. Les elfes, les ogres, les gnomes, les trolls ou les gobelins avaient certes la même chance de mourir qu'eux, mais ils n'attendaient pas une fin certaine, et sont convaincus que la vie ne s'arrêterait jamais si ils ne prenaient aucun risques. Chaque enfant humains qui naît sait qu'il mourra en grandissant. Les elfes n'avaient pas ce problème. Ils ne craignaient pas pour leur vie. Les Hommes vivent avec cette fatalité. Alors, oui, peut-être qu'ils sont un peu excessifs, excentriques, mais parce que leur courte vie leur donne un concentré de ce qu'on peut ressentir. Tout en voyant la Mort comme une compagne de voyage, ils ne cessaient d'espérer le meilleur en chacun, car c'est la seule chose qui les fait vivre. L'espoir. De ne pas mourir immédiatement, de ne pas souffrir, de ne pas tomber. L'espoir est la seule chose qui donne envie aux hommes de se relever. Et la Mort qui les attendait à chaque tournant leur donnait cette résolution inébranlable, cette folle envie de se battre pour leurs proches, jusqu'à mourir pour eux. Car ce fichu concentré de sentiments leur faisait au moins comprendre en un temps record, qu'ils pouvaient sacrifier leur courte existence pour donner plus de jours à ceux qu'ils aimaient. Donc oui, l'humain est fichtrement plus courageux et déterminé que les autres espèces intelligentes, car il avance chaque jours vers la Mort, la tête haute, pas pour se battre pour lui. Pour défendre la vie des autres. Ce mélange de peur, de détermination et d'amour donnait un admirable courage et une foi indélébile en la vie. Car, comble de l'ironie, c'était cette terrible fatalité qui les attendait qui leur donnait ce merveilleux amour pour la vie. C'était la seule espèce qui comprenait la chance qu'ils avaient d'être vivants. C'était les seuls qui saisissaient l'importance de respirer. Car c'étaient les seuls qui avait tout le temps peur que cette faculté leur soit enlevé. Alors ils ne cessaient d'en profiter.

Et pour les humais, c'était parfaitement normal de ressentir tout cela.

Ainsi, peut-être que le jeune Empathe avait si bien dormi dans cet environnement, parce que c'est le seul qui était vraiment vivant, et qui comprenait la chance qu'il avait de l'être. Tout cet amour, toute cette détermination, cette reconnaissance, valsaient dans un tourbillon infernal pour donner cette fabuleuse impression que tout New York respirait, au rythme de tous ses habitants.

Soudain, une porte s'ouvrit à la volée, et une voix d'enfant résonna dans tout l'appartement, la joie résonnant dans ses paroles :

- C'est la rentrée !

Des pas précipités dans des escaliers, puis un pyjama bleu, une chevelure châtain parsemée de fils argentés, des yeux brillant d'excitation, et un sourire qui illumine une pièce entière arriva dans le salon à toute allure. Estelle Blofis ouvrir les stores, laissant entrer à flots les rayons du soleil. Malgré le changement de luminosité, Keefe ne put s'empêcher de sourire. Et quand la fillette le remarqua, sembla se rappeler de sa présence, et soudain prit plusieurs teintes de rouge, il éclata de rire. Voyant son hilarité, la jeune fille le rejoint, et bientôt, le salon résonna de rires. Quand Sally et Paul arrivèrent, suivis de Nathalie, les yeux ensommeillés, ils trouvèrent la petite fille effondrée par terre, secouée de gloussements, et Keefe, qui pleurait tellement il riait. Finalement, l'Empathe réussit à se calmer. Pendant une seconde, il croisa le regard de la mère de Percy, et y vit une telle quantité de bienveillance qu'il en fut retourné. Keefe tenta de lui dire merci silencieusement, et durant un instant, il crut la voir lui sourire. Mais avant qu'il ne puisse s'en assurer, Estelle se jeta sur lui. D'abord surpris, il la serra contre lui. Il resserra son étreinte quand elle dit :

- Bonjour, Keefe ! Ça va ?

Sans qu'il ne sache pourquoi, ses yeux s'embuèrent. Peut-être parce que la fillette avait prononcé cette phrase avec tant de bienveillance et d'innocence qu'il savait qu'elle le pensait vraiment. Ou peut-être parce que, pendant ses seize dernières années, ses parents ne lui avait jamais parlé avec autant d'attention qu'Estelle venait de le faire. Ou parce qu'il se sentait plus le bienvenu chez des inconnus que dans son propre foyer. Ou parce qu'il voyait dans le regard de Sally plus d'amour pour lui que n'en avait jamais eu sa mère pour son fils durant toute sa vie. Ou parce qu'il se sentait seul. Ou parce que Sophie lui manquait. Ou parce que... il se détestait.

À peine une heure plus tard, Estelle, Nathalie, Sally et Paul mettaient des écharpes sur leur cous et enfilaient des pulls. Ils dirent au revoir à Keefe et passèrent le seuil de la porte. Celle-ci se ferma sur leurs sourires éclatants. Puis, le silence.

Keefe reprit ses esprits, puis fit un semblant de ménage dans l'appartement, redressant les coussins dans le canapé, nettoyant la vaisselle. Quand il fut présentable, Keefe sortit à son tour et partit faire du shopping. Ce fut toute une histoire de trouver de bons vêtements, puisqu'il était muet, mais l'employée du magasin – une jeune femme dans la vingtaine, brune aux yeux verts – s'en amusa. À vrai dire, elle le dévorait du regard. Avant, il en aurait profité, mais à présent, quand elle s'approchait un peu trop, il reculait. Il traversa ainsi les rues de Manhattan, les mains dans les poches, une capuche rabattue sur sa tête, caché de tous dans cette tenue des plus habituelles. Il arriva enfin dans le Starbucks dans lequel il avait pris un café la veille. Il entra et attendit son tour, pour se retrouver devant le jeune homme qui l'avait servi. Ses yeux verts s'illuminèrent quand il le vit.

- Salut ! J'ai vu ton mot, et je l'ai donné à mon patron ! Il a dit qu'il voulait te voir dans son bureau le plus tôt possible. C'est au premier étage, troisième porte à gauche. L'escalier est juste là, dit-il en indiquant une porte à sa droite.

Keefe le remercia du regard, et monta les escaliers. Il tourna à gauche et, quand il fut devant la troisième porte, il n'eut pas le temps de toquer qu'une jeune femme ouvrit violemment la porte. Elle n'eut pas le temps de s'arrêter qu'elle était déjà étalée sur l'Empathe. Ses yeux saphirs étaient écarquillés sous le coup de la surprise. Sa chevelure bleue électrique entourait son visage. Elle portait une combinaison noire, qui faisait ressortir la pâleur de sa peau. Des piercings décoraient ses lèvres peintes en violet. Mais tous les artifices du monde ne pouvait cacher ses oreilles. Elles étaient aussi pointues qu'un poignard.

ElyseusWhere stories live. Discover now