[ 20 ] Moto, noctambule et vent dans les cheveux

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— Non, c'est parfait.

Une jeune femme s'avance vers nous — une serveuse, qui nous propose de la suivre vers un boxe. Nous lui emboîtons le pas et nous glissons sur une banquette au cuir légèrement élimé. Avec un sourire, la femme nous tend à chacun un menu, puis s'éclipse. Notre boxe est celui qui est le plus à l'écart, dans le fond de la pièce. Arsène peut se permettre d'enlever ses lunettes, il lui faudra juste faire attention de les remettre lorsqu'un employé repointera le bout de son nez. Il passe une main dans ses cheveux afin de les recoiffer, faisant tomber quelques mèches ébène devant ses yeux. Les plats dont je lis les descriptions sont simples et appétissants. Je suis évidemment tentée par une poutine, en bonne québécoise que je suis, mais réflexion faite, je vais peut-être m'abstenir de finir la soirée avec un transit défectueux. Ce plat, bien qu'excellent, surtout en hiver, n'est pas ce qu'il y a de plus simple à digérer. Surtout que je n'ai jamais eu l'habitude d'engloutir de grandes quantités. Les portions à l'orphelinat étaient plutôt maigres et je n'aimais pas manger avec les autres, alors je me nourrissais presque exclusivement du sang de mes proies nocturnes...

Une chaleur se fait sentir sur ma cuisse. C'est encore Arsène qui y a posé sa main afin d'attirer mon attention. Manifestement, il m'a posé une question, mais je ne l'ai pas entendue. Je secoue la tête pour m'évader de ces souvenirs inutiles.

— Pardon, j'étais perdue dans mes pensées. Tu disais ?
— As-tu choisi ?
— Euh... Une seconde.

Mes yeux parcourent la carte en diagonale, puis je pose le doigt sur un plat qui devrait me plaire.

— Excellent choix.

Arsène remet ses lunettes noires, interpelle un garçon et lui décrit notre commande. Le serveur note tout ça avec beaucoup de sérieux sur son petit calepin déjà bien entamé. Nos plats arrivent en un temps record. Nous sommes en pleine semaine, je suppose que c'est pour cela qu'il y a peu de clients. Mes yeux s'agrandissent en voyant ce qui arrive sur notre table. L'assiette est plus grande que prévu, colorée, et sent super bon. En tournant les yeux vers ce qui trône devant Arsène, c'est ma mâchoire qui se décroche. Tout à l'heure, je n'ai pas écouté ce qu'il a dit, trop occupée à parcourir les lieux du regard. J'aurais dû être plus attentive :

— Tu as vraiment commandé deux poutines ? Pas une, non, deux ? demandé-je à Arsène en levant mon index et mon majeur juste devant ses yeux.
— Bah oui. Pourquoi ?
— Mais où mets-tu tout ça ? Là-dedans c'est essentiellement de la pomme de terre, du fromage fondu, de la moutarde, du concentré de tomates et de l'ail ! D'ailleurs, tu vas puer de la gueule.
— T'inquiète, j'ai pris des chewing-gums, me rassure-t-il. Ensuite, j'ai un métabolisme très rapide qui a besoin de beaucoup de calories pour tenir, surtout avec ce froid. C'est pareil pour Zack. Et enfin, t'as l'air de bien connaître la recette de la poutine, rit-il. Comment ça ce fait ? Trinity cuisine beaucoup ?
— Oh ? Euh, pas vraiment non. Ça, ça me vient plutôt de vieux souvenirs. Ma grand-mère cuisinait tout le temps ce plat lorsque nous allions la voir en hiver.

Franchement, de tout ce qu'il s'est passé avant mes treize ans avec ma famille et de tous les trucs que j'ai pu faire avec mes grands-parents, c'est de la recette de la poutine dont je me souviens ? Mon cerveau me fera toujours marrer.

— Dis, tu parles pas beaucoup de ta famille ; ou même de ton passé en général.

Mes yeux quittent la contemplation du filet de poisson dans mon assiette pour revenir sur le visage du brun.

— C'est vrai. Mais tu sais, tu ne dois pas le prendre mal. Je considère que ma vie a réellement commencé le jour de mes dix-huit ans, lorsque j'ai quitté l'orphelinat. Seules mes petites sœurs ont déjà entendu tous les détails de mon passé. Et puis... j'aurais préféré ne pas me souvenir de tout ça, dis-je en haussant les épaules. De l'abandon de mes parents et de mes mésaventures à l'orphelinat, je veux dire. Alors, si je n'en parle pas, que je n'y pense pas, c'est un peu comme si ça n'existait pas vraiment, n'est-ce pas ?

TRINITY - Tome 2 : Voir loin, c'est voir dans le passéWhere stories live. Discover now