8 : Antha

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J'ai décidé d'attendre le repas du soir. Nous nous sommes assis en tailleur, ou à genoux, autour de la table basse. Et, maintenant, nous regardons Mamlal nous servir une galette d'orge tartinée de fromage frais. D'habitude, je dis miam miam, mais là...

— Antha, tu rêves ! me houspille gentiment mon grand-père. Sers-nous un peu de lait !

Je me lève vite pour ne pas me faire gronder. Padalanth, il est patient, mais il a la main lourde quand on lui manque de respect. Et, comme c'est un gros monsieur tout en muscles, ses mains sont pires que deux grands battoirs ! Je n'ai pas trop envie de me prendre une taloche ! Mamlalanth, elle est aussi forte que lui, mais elle est plus douce et elle me tapote la joue avec affection quand je lui verse du lait d'entlor dans son verre de terre cuite. Ils ressemblent beaucoup à mon père, avec leurs cheveux roux en bataille que même les foulards ne parviennent jamais complètement à discipliner. Ça leur fait toujours une tête un peu fofolle, c'est rigolo !

Moi, je n'arrive pas à me concentrer : comment je peux dire à mes parents que je veux aller parler aux Anciens ?

Padal mange déjà avec appétit. Amel, lui, il picore en silence tout en alignant des miettes. Mamlal retourne deux galettes de plus sur le foyer central. Moi, je meurs de faim, mais j'hésite toujours.

— J'ai bien réfléchi, commencé-je d'une petite voix.

— C'est le début des ennuis, marmonne Padalanth.

Avec lui, je ne sais jamais s'il plaisante ou pas. Je préfère l'ignorer et j'ajoute :

— Je veux aller discuter avec les Anciens.

Mamlalanth manque de s'étouffer, Mamlal pousse un cri de surprise et... Padal se met à rire. Tout simplement. Je fronce les sourcils : je suis vexée. Il ne me prend pas du tout au sérieux !

— Les femmes ne vont pas parler aux Anciens, mon joli natimi, s'amuse ma mère. Encore moins les petites filles.

Je serre les dents. J'insiste ? Je sais que je joue déjà avec les limites. Mamlal a raison... J'étouffe un soupir de déception. Ils ne veulent même pas savoir pourquoi je demande ça : les fillettes, elles ont juste à se taire et obéir, tout le monde sait ça. Ou alors, ils devinent que c'est pour mon petit frère et ils savent déjà que ça ne servira à rien. 

C'est à ce moment qu'Amel lève les yeux. Un tout petit instant. Si bref. Assez pour que je croise son regard.  C'est la deuxième fois, en si peu de temps, que je sens le courage m'envahir. Ça, ça fait du bien ! Alors, je redresse la tête.

— Pourquoi pas ? C'est interdit ?

Mamlal ne sait plus trop quoi répondre, je crois. Elle joue avec le bol de fromage. Padal, il prend le relais et soupire :

— Non, mais ça ne se fait pas, c'est tout. Qu'est-ce qu'on va penser de nous, si on te laisse aller déranger les Anciens, comme ça ?

C'est vrai. Le village va encore jeter l'opprobre sur ma famille. Tout le monde dit déjà que mes parents me laissent trop de liberté et que c'est leur faute si je suis bizarre. Quitte à me faire gronder... je poursuis effrontément : 

— D'accord. Mais euh... si j'y vais de moi-même et euh... par exemple... vous ne sauriez pas... je ne dirais rien... ce ne serait pas votre faute, si ?

Mamlal lève les yeux au ciel :

— Tu n'y penses pas ! Antha ! Nous devrions te punir et tu sais que Padal déteste te donner le fouet ! Non ! Nous t'interdisons d'aller voir les Anciens, avec ou sans notre accord. J'espère que c'est bien clair.

J'ai peut-être rêvé, mais je crois que j'ai vu mon petit frère étouffer un sourire. Je préfère hocher la tête. On verra bien. Je n'ai pas dit mon dernier mot. 

AdelphesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant