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Wesley

J'ai toujours détesté les balades familiales à la Pointe des Châteaux, l'insupportable sortie dominicale de mon enfance. Lyam, Eva et moi traînions des pieds derrière nos parents qui s'extasiaient toutes les deux minutes : « Regardez les enfants, comme c'est beau ! ». Je me demande même s'ils ne le faisaient pas exprès, pour rire en douce de nos têtes de préados blasés.

Et pourtant, c'est bien moi qui ai donné rendez-vous ici, au bout de la péninsule qui fend fièrement les vagues et les embruns. D'ici, on peut voir la plupart des îles qui composent l'archipel : La Désirade, Petite-Terre, Marie-Galante, et même Les Saintes par temps clair. On ne voit pas la Guyane, mais dans les yeux de nos parents c'était bien leur terre natale qui s'y reflétait.

Arrivé à la croix blanche juchée au sommet du morne, je vois enfin ce qu'ils voulaient nous montrer. La beauté tragique des Caraïbes, la pointe qui s'effrite et les aiguillons qui surgissent entre les vagues. Les fantômes des pirogues amérindiennes, des caravelles et des navires négriers. Notre histoire. Mais aujourd'hui, sous mes yeux aveuglés, je ne vois qu'elle. Les alizés ont sa douceur, les oiseaux ont sa grâce, tout me la rappelle. Les vagues qui s'envolent et s'éclatent avec grand bruit, leur véhémence et leur désordre, tout cela répond au grand fracas de mes sentiments. Je ne me suis jamais senti aussi vivant. Et la falaise élancée qui résiste aux cyclones me promet que notre amour résistera à mon départ.

Quand je la vois arriver sur le sentier qui mène au bout de la falaise, qui mène à moi, mon cœur manque un battement. Elle ne marche pas, elle danse avec le vent. Le pétillement dans ses yeux, le satiné de son épaule, l'ondoiement de sa silhouette, un rien évoque la nuit dernière et un instinct animal me donne envie de la voler, de la cacher et de la faire mienne pour toujours. Elle me sourit d'un sourire bien à elle, d'un clin de fossette, le regard si tendre qu'il me comble et me déchire le cœur tout à la fois. Ce bon vieux cœur qui a porté son image pendant toutes ces années a eu bien des loupés ces dernières semaines. Il est éreinté et gonflé d'un amour encore plus fort que je ne le croyais. En revenant en Guadeloupe, je n'ai pas seulement retrouvé mes racines, mais aussi trouvé mon avenir.

En face de moi, c'est ma constante, ma certitude, mon refuge et mon courage. Et c'est pour ça que je pars. Parce qu'elle sera toujours là. C'est ce que je lui promets, une main frissonnante contre la douceur de sa joue :

- Je serai toujours là.

C'est une promesse surtout pour me rassurer moi-même, parce qu'elle va terriblement me manquer. Comment en si peu de temps un être peut-il se révéler indispensable à un autre ? Le sourire ne la quitte pas, je sais qu'elle voit la même chose que moi. Nous avons trouvé notre avenir.

Je ne lui demande pas de m'accompagner ; si mon présent est à Paris, le sien est ici. Je suis fier de ce qu'elle a commencé à entreprendre, et je ne veux pas la voler à ceux qui ont besoin d'elle. Comme Emile lui avait fait regagner confiance, c'est maintenant elle qui relève ceux qui glissent grâce à la magie du mouvement. Ces dernières semaines, elle a passé le plus clair de son temps auprès de jeunes malmenés par la vie, parfois brisés, mais en qui elle redonne joie de vivre et volonté. Avec douceur et assurance, elle les aide à intégrer leurs histoires pour devenir auteurs et acteurs de leurs avenirs. J'aurai aimé qu'elle me consacre plus de temps, mais je n'ai pu que m'incliner devant les progrès qu'elle a accompli.

Je serais bien ingrat d'être jaloux, après tout, je suis le premier à avoir bénéficié de sa volonté de fer et de son cœur en or. En démontrant que tout est possible, elle a libéré ma force créative.

Quand mon producteur a reçu les chansons que j'ai écrites ici, il a été soufflé. Je savais qu'il serait impressionné, je sais ce que valent mes paroles et j'en suis très fier. Le studio les a qualifiées de vraies, d'engagées, et d'une bonne base pour un album suivi d'une tournée. C'est ce que je veux annoncer à Héloïse aujourd'hui. Lui parler de mon départ, mais surtout partager ma joie. Bien sûr, avant de concrétiser album et tournée, il y a beaucoup de travail en perspective. N'empêche, j'ai fait un immense bond en avant dans mes rêves.

Elle a du mal à attendre que je finisse de lui raconter tellement elle frétille de joie.

- C'est formidable Wes ! Je veux lire tes paroles, tu ne m'as rien montré !

- Tu seras la première à écouter les chansons, je te le promets.

- Tu parles, il y a déjà toute l'équipe du studio qui y a eu droit !

On rit sans raison, je la serre plus étroitement et me noie dans ses pupilles émeraudes. Je veux la voir danser au son de mon ka, encore. Qu'est-ce qu'elle va me manquer. J'ai mis notre amour en paroles. Je parle d'Emile aussi, révèle ses souffrances et partage sa solitude. Car je sais que beaucoup s'y retrouveront. Je dénonce les préjugés et le racisme, mais surtout, je chante la tolérance.

L'ÉquilibreDonde viven las historias. Descúbrelo ahora