13 | Fuir hors de soi

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Emile est sans doute le seul à entendre ce murmure hurlé. Une supplication lointaine qui n'est pas de cette nuit de bacchanale. Un chuchotis de raison qui peine à transpercer l'abrutissement des sens, à réveiller la peine vive et muselée pendant si longtemps déjà.

De la profonde vacuité de ses yeux embués ressurgit un faible éclat resté trop longtemps en apnée. Un éclat de vie invoqué par la voix connue. Rappel d'un passé rescapé, un mirage virginal où ils sont ensemble tous les cinq, avant qu'ils ne soient six, que le dernier n'emporte le premier et qu'ils ne soient que plus que deux, maudits. Une parcelle de lumière qui l'a secouru et qui à son tour risque d'être volée.

Elle est là, deux grands miroirs émeraudes qui le réfléchissent : hideux, abject, inhumain. Les brûlures crevant sa pâleur. Dans son hallucination les corps s'échangent, il la voit dans le ring suppliciée, sa volonté écrasée dans une poigne calculatrice.

Sur son fil il s'est figé. Ça sent le cuir, le sable, la sueur et le kérosène. Le temps se fige, il n'y a pas une torche au sol ni une seule dans les airs. Braises en main, il descend du fil, le corps luisant et tendu. Les yeux rouges, pupilles rétractées, pores suintants, il est magnifique et il est terrible.

Face à la piste, Le maître perçoit l'insoumission qui gronde, qu'il reconnaît pour en avoir opprimé d'autres. Une indiscipline qui l'amuserait presque. Il le trouvait un peu amorphe ces derniers temps.

Mais la clientèle ne l'entend pas ainsi. Est-ce qu'il gagne en paressant ? Si cinq minutes sont bien dépassées, ce n'est pas une fin acceptable pour autant. Des sifflements insatiables s'élèvent. Là, le margoulin frémit. Il faut garder la clientèle satisfaite pour que les affaires roulent. Il agite sa canne furieusement, soufflant fort sur son cigarillo. Une correction a toujours du bon.

Emile fuit, fuit avec folie cette vision, ce regard révélateur. Il échappe au macchabée dansant qui n'a plus que quelques mois d'enfer avant une ultime abrasion ou un ultime centimètre ajouté sur une ligne déjà trop longue. Il fugue hors de lui.

C'est possible. En cet instant il est invincible. Sa force est décuplée, les limites du possible, de l'envisageable, sont repoussées à l'infini. Si la cocaïne le plie, c'est aussi elle qui lui donne des ailes. Pour combien de temps, il ne compte pas. Ce n'est pas lui qui calcule. Mais de cette force il rugit, brandit les torches haut devant lui, les épaules ouvertes comme pour s'envoler, pour immoler quiconque obstruera son chemin.

Héloïse reconnaît le toc sec contre le sol, l'odeur menaçante de tabac poivré. Un handicap qui cache une énergie destructrice, une habitude affable qui confond la méfiance instinctive. Jean-Marie Lespics s'est façonné une apparence fallacieuse, qui attire et piège dans une relation lucrative pour lui, létale pour ses victimes. Mais il est moins homme d'affaires qu'il n'est homme de pouvoir. Il est ami, allié, partenaire. Avant qu'il ne se révèle manipulateur dont l'emprise est toute planifiée.

Héloïse se détourne de son ami pour faire face à la source de cette aura comminatoire. Elle ne comprend que trop bien. Le contraste entre Emile décharné et l'impresario obscènement joufflu est criant d'évidence. La nausée la saisit d'écœurement. Comment cet effroyable spectacle a-t 'il pût se dérouler sans que jamais personne ne s'interpose ? Elle hait ces spectateurs, ces drogués qui huent le plus malheureux d'entre eux. Elle les hait de toutes ses tripes. Elle se hait, elle aurait dû s'en douter, si elle était vraiment franche avec elle-même, ne le savait-elle pas déjà ? Car si la honte gardait Emile loin d'eux, vers qui d'autre aurait-il pu se tourner?

Elle s'élance sans plus réfléchir, percute l'imprez de toute la violence dont elle est capable. Si elle doit se perdre dans cet affront, alors c'est tant mieux. Elle chavire dans la cruauté sans fond du bourreau, lutte des pieds et des mains sans ressentir la brutalité du bâton.

L'ÉquilibreWhere stories live. Discover now