30 | Les lieux amnésiques

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Wes se réveille dans un parfum d'orchidées. Il bat des cils à la brise qui sent le monoï, la bouche d'Héloïse si proche de la sienne. Elle est déjà réveillée. Leurs souffles se rencontrent.

- Salut beauté.

Héloïse lui rit au nez :

- Quel ringard !

Mais c'est surtout pour dissimuler sa gêne qu'elle se moque. Venant de lui, elle ne trouve pas le compliment ringard du tout.

Rapidement prêts à partir, ils appellent leur mégère d'hôtesse mais personne ne répond.

- Tant pis, sortons, qui sait quand elle rentrera.

Ils ferment derrière eux en faisant semblant de verrouiller pour dissuader les cambrioleurs. Peut-être devraient-ils attendre le retour de Man logeuse, mais ils n'ont pas le temps de traîner.

Alors ils reprennent le chemin de la Place de la Victoire, où ils s'arrêtent pour petit-déjeuner d'une baguette ramollie par l'humidité et d'un jus d'orange. Ils n'ont plus un rond mais encore un peu de crédit. Nico aura peut-être une piste. Après tout, lui aussi était proche d'Emile ; ils ont fait leur prépa ensemble.

Héloïse donne le téléphone à Wes. Elle ne parviendrait pas à cacher la rancœur qu'elle garde contre les parents de Nico. Surpris de leur appel, Nico est un peu méfiant. Il n'approuve toujours pas leur décision, le leur fait bien sentir, et reste un peu amer de leur dernier échange. Mais il a bien quelques idées pour les aider à retrouver leur ami. Des coins où ils avaient l'habitude de flâner quand ils étaient étudiants, un professeur qui aimait bien Emile.

Sans trop y croire, Héloïse et Wes se rendent dans ces lieux amnésiques. Ils traînent leur espoir dans les cafés, les petits restos, les rues de la capitale. Parfois, ils croisent même quelques visages familiers. Mais rien, personne ne se rappelle, ou ne veut se rappeler. Une fois arrivés dans la cité scolaire de Baimbridge, ils leur semblent être deux revenants à la recherche d'un souvenir.

Ils trouvent la classe du « Professeur Morin » et attendent la fin des cours. Depuis la fenêtre qui donne sur le couloir, ils observent des étudiants à peine moins âgés qu'eux. Le professeur lui, doit avoir dépassé la soixantaine. Pourtant c'est lui qui semble avoir le plus d'énergie, emporté dans une grande démonstration du théorème de Rolle :

- Si f est dérivable et si |f 0 | est majorée par K, alors f est K-lipschitzienne.

Wes et Héloïse échangent un regard amusé. Ils sont déjà largués.

Heureusement, la sonnerie retentit et ils n'attendent pas plus longtemps pour aborder le professeur.

- Monsieur Morin ? Nous sommes des amis d'Emile Blanchin. Est-ce que vous vous souvenez de lui ? Avez-vous de ses nouvelles ?

Héloïse enchaîne précipitamment les questions, à mesure que l'enseignant rassemble ses affaires.

- Des amis d'Emile ? Un de mes meilleurs élèves... hélas, je n'ai plus de nouvelles, les étudiants oublient bien vite leurs professeurs.

- Nous non plus, nous n'avons plus de nouvelles. Mais on pense qu'il est ici, en Guadeloupe, et qu'il a besoin d'aide.

- Vraiment ?! Mais comment pourrais-je l'aider, moi qui ne l'ai pas vu depuis des années ... Excusez-moi, je suis un peu pressé, j'habite à Saint Rose et je voudrai éviter les bouchons.

Héloïse serre les poings. Encore un qui choisit l'indifférence. Avant qu'elle ne riposte, Wes la tire discrètement en arrière avec un regard éloquent pour la salle de classe. Elle ne comprend pas. Ne voit pas toutes les photos de musiciens épinglées sur les murs. Wes tente :

- Monsieur Morin, ça ne vous embêterait pas de nous déposer à Sainte Rose ? Je suis joueur de gwoka, et je sais que ...

Les traits du vieux professeur changent du tout au tout. C'est un autre homme qui coupe Wes d'un grand sourire.

- Vous êtes musicien ! Alors vous savez que le lewoz de Sainte Rose n'as pas son pareil, et vous comprenez pourquoi je suis si pressé ! il rit de sa propre bonhommie. Mademoiselle, vous dansez le gwoka ?

Elle hoche la tête.

- Bien. Alors venez, le lewoz commence à six heures, vous me raconterez ce qui est arrivé à Emile en chemin.

Wes attrape la main d'Héloïse en lui décochant un clin d'œil fanfaron, et ils emboîtent le pas au professeur.

***

Comme le craignait Monsieur Morin, le pont qui relie les deux ailes du papillon est déjà bien encombré. Héloïse lui raconte comment Emile s'est fait manipuler, lorsqu'une voiture sur la voie à sens inverse attire brusquement leur attention. Elle semble se diriger droit sur eux. Lentement, mais immobilisés dans les bouchons, ils n'ont nulle part où se décaler.

La voiture grise a les roues résolument tournées vers eux. Le professeur klaxonne.

- Qu'est-ce qu'il fait ce voyou, on dirait qu'il veut nous rouler dessus ! On ne voit même pas qui c'est avec ces vitres teintées !

L'ÉquilibreWhere stories live. Discover now