L'Équilibre

19 | La fosse aux rêves

- L'ensemble de l'équipage vous souhaite un bon voyage sur ce vol à destination de Pointe à Pitre. Le temps de vol sera de 8h50.

Surpris par le dernier appel alors qu'ils étaient encore attablés au fast-food de l'aéroport, Wes et Héloïse filent sur le tapis roulant, bouche pleine et soda en main. L'hôtesse a du mal à réprimer une grimace dépréciative en vérifiant leurs billets.

Bien qu'énorme, le moindre centimètre du Boeing est utilisé. Ici, l'espace, c'est de l'argent. Ils se faufilent tant bien que mal jusqu'aux sièges 67B et 67C. Plus de « A » là où le fuselage se resserre. Ils seront en intimité, si ce n'est le va-et-vient des toilettes qui coincent leurs sièges en angle droit.

La journée s'est déroulée un peu plus sereinement que la veille. Un sommeil agité, mais sommeil tout de même, leur a procuré un léger repos jusqu'en début d'après-midi. Au réveil, ils ont fourré quelques affaires dans deux sacs à dos ; Héloïse n'ayant pas voulu repasser chez elle, elle fera avec le peu qu'elle avait emmené. Ils auraient eu le temps d'appeler Nico avant de partir. Histoire d'adoucir les mots incisifs de la nuit. Mais ils ne l'ont pas fait.

- Fenêtre ou couloir ? demande Wes.

- Tu veux dire mur ou WC ? rétorque-t 'elle avec un pli aux commissures des lèvres. Je prends le mur.

- Parfait, je préfère pouvoir me lever. Mais j'espère que t'as une vessie en béton, je ne vais pas me déranger toutes les minutes, riposte-t 'il avec un clin d'œil.

La boutade manque d'entrain. Le halo de gaieté s'étiole, Wes aimerait l'alimenter pour garder Héloïse dans son rayonnement mais les non-dits drainent son énergie. Dans quoi je m'embarque ? Est-ce que j'ai une place dans cette histoire qu'on me tait ? Il se reprend. Nico s'est tu, mais Héloïse s'est confiée à lui sur la route entre Grenoble et Paris.

Il s'éclaircit la gorge une fois, deux fois, avant de se lancer.

- Qui est vraiment Emile pour toi ? Pourquoi tiens-tu absolument à l'aider alors que Nico, Kamal, Théo, l'ont tous laissé tomber ? N'est-il pas capable de s'en sortir seul ?

Il s'est un peu emballé, les questions lui ont échappé. Il est conscient de risquer ce qu'ils ont commencé à construire. Mais il ne le regrette pas. S'il l'accompagne comme garde du corps et non comme ami, alors... il n'est pas trop tard pour descendre de l'avion.

Héloïse perçoit l'urgence dans sa voix. Elle est surprise qu'il ait besoin d'être rassuré, lui que rien ne semble pouvoir amoindrir.

- J'y pense, parfois. Souvent. Pourquoi a-t 'il été tant affecté par l'accident ? Pourquoi l'impresario l'a-t 'il choisi lui, et pas un autre ? Qu'est-ce qui a fait de lui une proie de choix ? Je ne peux que supposer. Sans nous, sa solitude a dû être complète, ce qui y est sans doute pour beaucoup.

Wes tique à ce « nous » qui l'exclut encore une fois. S'en sans douter, Héloïse renchérit :

- Il serait vain de chercher à comprendre. Maintenant, il faut se concentrer sur l'imprez, et l'arrêter à tout prix.

Quel passé la jeune femme a-t 'elle peur de remuer ? Celui d'Emile, ou le sien ? L'avion s'engage sur la piste, ne laissant plus de choix à Wes. Dans cette aventure, il est avec elle. Mais ça ne veut pas dire qu'il ne peut pas la contredire.

- Je ne suis pas d'accord. Comprendre Emile, c'est anticiper quelles armes l'impresario utilisera pour le traquer. On n'est pas psy, laissons l'analyse du comportement addictif aux spécialistes. L'effet de bien être, la dépendance...