Prologue

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En ce début de soirée, le sable de l'Anse Tabarin a déjà perdu la chaleur du soleil antillais. Pourtant, à voir les acrobates qui rebondissent lestement sur la plage, il semble encore brûlant.

Ils sont cinq à voltiger mais sembleraient dix, quinze, vingt. Ils virevoltent dans les yeux des spectateurs qui ont du mal à suivre tous ces mouvements flous. Quelle surprise pour ces baigneurs, foule bariolée, qui a vu s'improviser une danse alors qu'ils pliaient parasols et serviettes. Ni costumes, ni cerceau, ni chaises bancales ; aucun artifice ne soutient la troupe. C'est en short de bain que les jeunes athlètes roulent et bondissent, escaladent, planent. Les pirouettes s'enchaînent à en perdre haleine, chacune plus périlleuse que la précédente. Plus qu'une collection de prouesses, c'est un conte, c'est une légende, c'est un espoir qui virevolte bien vivant.

La foule est un spectacle elle-même, diverse et pourtant unie. Si leurs origines sont différentes, tous aiment l'île au passé aussi tumultueux que son présent. Les plus surpris sont les rares touristes, égarés loin des grands complexes touristiques de Saint-François; les plus ravis sont les enfants qui singent les figures en riant.

La jeune voltigeuse se positionne au centre d'un triangle formé par trois acolytes, et tournoie gracieusement en renvoyant les balles lancées de plus en plus vite. Les jongleurs s'unissent autour de ce centre de gravité à mesure que les balles s'élèvent et que leurs pieds s'enfoncent dans le sable, comme pour creuser des racines qu'ils ne partagent pas.

Le rythme endiablé du gwo ka se casse et se réinvente, imposant une nouvelle cadence. Le joueur commence à titiller la foule:

- Oyé ?

D'une voix elle répond aussitôt, bien rodée aux conteurs d'histoires qui toujours interpellent:

- Oyé !

- An nou ay ?

- An nou ay !!!


La jeune fille escalade maintenant une pyramide humaine. Arrivée à son sommet, deux bras tendus et un grand sourire en guise d'ailes, elle s'envole.

Le plus émerveillé des spectateurs, c'est sans aucun doute ce gason, le seul qui n'est pas là par hasard. Au contraire, il ne manque pas une de leurs représentations. Ses pupilles onyx fixées sur la belle métisse s'embuent, mais il ne se permettra pas de ciller. Son regard que tant d'autres recherchent se fait velours et tous ses muscles tressaillent sous une peau de marbre noir. Musicien lui-même, la poésie de cette fratrie de haute voltige l'a toujours inspiré. Konpè des quatre garçons qui viennent souvent à ses concerts, c'est en vain qu'il a tenté de les convaincre de le présenter à la belle aux yeux d'émeraude.

Le chanteur continue son jeu d'appel et réponse:

- Gadé kijan sa bel lè nou tout la ansamm !

                              Regardez comme c'est beau lorsque nous sommes là ensemble

- Pé enpot la ou soti, nou paka fann !

                            Peu importe tes origines, on ne s'y intéresse pas

- Nou tout sé fos a peyi la !!

                           Nous sommes tous la force du pays*


Le jeune créole n'est pas le seul à être séduit par la chabine et ses voltigeurs. Un homme un peu en retrait, étrangement couvert d'un lourd chapeau et une jambe infirme soutenue d'une canne, s'est figé comme à la saisie d'une idée particulièrement judicieuse. Il ne se reprend qu'à la brûlure du cigarillo sur ses doigts noircis et un sourire éclaire alors furtivement son visage caché.

Le sourire inquiétant refait surface lorsqu'un fil de fériste se tend entre deux cocotiers. Plus fin qu'une corde, plus transparent que le vent, et surtout plus haut que raisonnable. Un jeune homme s'avance, aussi léger qu'un courant d'air, le balancier ondulant entre peur et courage. Il dessine dans la brise salée, s'appuie sur un souffle et s'élève. Ce n'est plus un garçon mais un être céleste, d'une peau pâle que le soleil couchant peint de lumière.

Quand le funambule redescend, ses camarades le serrent avec fierté et s'amusent d'une dernière jonglerie avec des balles d'un or vif.

Enfin, ils saluent leur public et tracent leur nom dans le sable: « Mosaïk ».


* «Fos A Péyi La», Admiral T (feat. Kassav)

L'ÉquilibreWhere stories live. Discover now