Nous marchons l'un à côté de l'autre tout en discutant. J'ai parlé de l'association à Stéphane et lui me raconte sa carrière d'ouvrier. Parfois nos épaules se frôlent, nos coudes se cognent en douceur. Nous nous touchons, sans nous toucher. Cette manière de débuter une relation, une histoire est belle. J'aime le romantisme qu'elle implique, l'attente, la séduction évidente, mais tendre, respectueuse.
Comme je suis venu à pieds, nous cheminons pendant une petite dizaine de minutes et prolongeons ainsi cette délicieuse soirée. Il n'y a rien de plus agréable, après un succulent repas, qu'une promenade en excellente compagnie.
- C'est ici, déclaré-je en désignant mon immeuble.
Il hoche la tête et nous parcourons les deniers mètres qui nous séparent de ma porte d'entrée en silence.
- Eh bien, j'ai passé une très bonne soirée, souffle Stéphane en se tournant vers moi.
- Moi aussi.
J'ignore comment agir. Dois-je lui prendre la main ? Me rapprocher de lui ? Lui sauter dessus ? La frustration de ne pas savoir faire me gagne peu à peu, mais les doigts de Stéphane se liant aux miens l'effacent instantanément.
- Tu vas bien ? me demande-t-il, soucieux.
- Oui, je ne sais juste pas comment me comporter.
Il sourit. Les pattes-d'oie qu'il a sur les coins des yeux s'intensifient le rendant encore plus séduisant qu'il ne l'est déjà. Sur certaines personnes, les marques du temps sont laides, mais sur lui, elles sont magnifiques. En une seconde, je suis dans ses bras. Mes mains se rejoignent derrière son dos tandis que les siennes se posent en douceur sur mes reins. Je frémis, soudain fébrile. Suis-je prêt pour ce genre d'intimité ?
Stéphane balaie une fois de plus les sentiments négatifs qui m'envahissent en appliquant ses lèvres sur ma tempe.
- Je vais y aller, murmure-t-il.
- D'accord.
Nous nous détachons l'un de l'autre et nous sourions. Il extrait son portefeuille de la poche de sa veste et en sort une carte qu'il me tend.
- C'est mon numéro, n'hésite pas à m'appeler.
- Je le ferai.
- Génial. Alors, à bientôt, Thierry.
- Merci de m'avoir raccompagné.
- Ce fut un plaisir.
Il fait demi-tour et avance de quelques pas, puis il pivote vers moi et me rejoint en deux enjambées. Il pose ses mains sur mes joues et plonge ses yeux dans les miens. Mon cœur tape comme un fou, mon estomac menace de régurgiter mon dîner.
- Toute la soirée, j'ai eu envie de t'embrasser, chuchote-t-il, si près de moi que je sens son souffle s'échouer sur mes lèvres.
Ce moment est digne d'un livre qui me ferait pleurer, d'un film devant lequel je me transformerais en guimauve. C'est le genre d'instant que j'ai toujours espéré vivre un jour. Mon corps se remplit d'adrénaline et d'endorphine. L'une provoque l'accélération de mon palpitant et une bouffée de chaleur me rappelant la dernière canicule, la seconde me donne envie de me pelotonner dans les bras de Stéphane, de me rouler dans le bonheur, me plonge dans une douce torpeur dont je ne veux surtout pas m'extirper.
Puis tout disparaît et je ne perçois plus que le visage d'un autre homme qui se superpose à celui qui se trouve face à moi. Les yeux vairons se changent en deux billes brunes pétillantes, les traits évoluent, les rides se déplacent, les cheveux lui barrent à présent le front.
Lorsque ses lèvres se posent sur les miennes, ce n'est pas Stéphane que j'embrasse, mais Philippe. Phil qui sera toujours là, dans ma tête, dans mon sang, dans mes tripes. Phil qui envahit mon esprit au pire moment imaginable. Phil qui me fait trembler, frémir, et ronronner de délice. Phil qui disparaît à l'instant même où j'ouvre les yeux.
Stéphane est de nouveau devant moi, ses iris sont revenus, son sourire aussi. Il caresse ma joue avec tendresse, embrasse une fois de plus ma bouche humide puis se décolle de moi.
- Désolé, je t'ai un peu sauté dessus, susurre-t-il.
- Aucun problème, bredouillé-je, sous le choc de ce qui vient de se produire.
- Tu m'appelles ?
- Sans faute.
- On se voit vite alors.
Je hoche la tête, forçant un sourire que j'espère sincère d'apparence et le laisse enfin me quitter. Pendant quelques secondes j'hésite à l'empêcher de partir, l'inviter à entrer chez moi et passer la nuit avec lui. Lui donner une chance de reprendre l'ascendant, de chasser mes démons et me prouver à moi-même que je peux être avec lui sans penser à lui. Mais je n'en fais rien. Ça ne serait pas honnête.
En montant les marches qui me conduisent à mon logement, je me remémore les mots que Séverine a prononcés l'autre jour. Les triangles amoureux, c'est jamais bon. Elle avait vu juste. Je suis en plein dedans. Tiraillé entre deux hommes, entre le passé et l'avenir, entre l'impossible et le possible, entre l'hérésie et le raisonnable. Je m'en veux d'embarquer Stéphane dans une histoire si compliquée, de lui mentir, ne pas être franc avec lui.
J'imaginais qu'en vieillissant, la sagesse allait me gagner. Quel leurre ! Je me trouve à cinquante-cinq balais au cœur d'une histoire digne d'un livre pour ado. Je vais en parler à Séverine, elle se fera une joie de prendre des notes.
Je secoue la tête en pénétrant dans mon appartement et file dans la salle de bain où je me déshabille pour enfiler mon pyjama. Ma routine effectuée, le crâne plein de pensées contradictoires et parasites, je m'installe ensuite dans mon lit, la carte de Stéphane et mon téléphone en main. Je compte lui envoyer un message afin de le remercier pour la soirée et lui donner par la même occasion mon propre numéro.
J'allume mon portable que j'avais mis sur silencieux le temps de mon rendez-vous et y découvre un texto, reçu il y a un peu plus d'une heure. De Philippe.
Trois mots.
Je suis désolé.
Philippe ne s'excuse presque jamais. Il est l'une de ces personnes droites dans leurs bottes qui font en sorte de ne pas avoir à demander pardon. Il répare ses erreurs quand il en fait, mais il est rare de l'entendre prononcer ce genre de phrase. Pardon, excuse-moi, je suis désolé, ne font pas partie de son vocabulaire le plus utilisé. S'il les a écrits, ce soir, c'est qu'il en a gros sur le cœur et qu'il a compris qu'il était allé trop loin. Pourtant je n'en suis pas content, pas même soulagé. Malgré ces mots qui ont dû lui coûter, je ne suis pas certain qu'il ait conscience d'à quel point son comportement me pèse. S'il savait qu'il s'insinue dans tout ce que je fais, dans mes pensées et même dans un baiser échangé avec un autre, s'excuserait-il ou en serait-il heureux et fier ?
Je rédige le message pour Stéphane avant de m'allonger et d'éteindre la lumière. Les yeux clos, j'essaie de me relaxer et de me concentrer sur la belle soirée que je viens de passer, sur ce baiser que Stéphane m'a donné. Car, bien que j'aie imaginé Philippe lors de ce moment, ce sont les lèvres de Stéphane que j'ai senties contre ma bouche, c'est le goût du café qu'il venait de boire que sa langue a déposé sur mes papilles, ce sont ses mains qui m'ont serré contre lui, son corps qui s'est approché du mien. Je m'en veux de ne pas avoir su apprécier cet instant à sa juste valeur.
Une vibration me tire de mes pensées et lorsque je regarde l'écran de mon téléphone, je me rends compte que Stéphane m'a répondu. Je souris face à cette attention et ouvre le message, ravi.
💬 Je suis heureux d'avoir passé du temps avec toi. La prochaine fois, nous pourrions dîner chez moi.
Et nous embrasser de nouveau. Cette fois, il n'y aurait que lui dans mon esprit et je profiterais de lui comme j'aurais dû le faire ce soir.
💬 Avec grand plaisir, je suis impatient.
J'attends sa réponse, car il ne peut pas me laisser là-dessus. Mes doigts s'agrippent à mon appareil, tandis que les petits points m'informant qu'il écrit apparaissent.
💬 Et moi donc ! Bonne nuit.
Je déglutis en sentant mon corps entier réagir à ce dernier texto. Je n'ai jamais été du genre à être excité pour un rien, mais là, ces quelques mots ont un effet incroyable sur moi. J'ignore si je ressortirai vivant de ce prochain rendez-vous.
💬 Bonne nuit.
J'abandonne mon portable sur ma table de nuit et me réinstalle confortablement, prêt à faire de beaux rêves. J'espère juste que rien ni personne ne viendra troubler mon sommeil.
***
Mon pauvre Thierry est tout perdu, son cerveau ne suit plus les événements. ca ira mieux ne vous en faites pas, il est juste un peu chamboulé.
À très vite
Séverine
❤️❤️❤️