ZOÉ
J'appuie mon dos contre le tronc de l'arbre sous lequel j'allais m'installer en me laissant glisser au sol. Entretemps, il se met debout sur ses longues jambes, imposant au milieu de ces jeux pour enfants.
Sans me quitter des yeux et en faisant signe à Sara de ne pas bouger, il s'approche de moi, ses chaussures s'enfonçant dans le sable sous ses pieds. Je m'écrase sur le gazon au moment même où ses pieds quittent l'aire de jeu. J'abandonne le sac d'Olivia à côté de moi en essayant de prendre contrôle de mes émotions lorsque son fameux et foutu demi-sourire commence à étirer le coin de sa bouche.
Je crois que j'ai toujours eu un faible pour les demi-sourires.
— Salut.
Dix jours après ma rupture désastreuse, je crois aussi que j'ai toujours eu un faible pour sa voix grave, basse et posée.
— Salut.
Il s'assoit à même le sol, à côté de moi, mais toujours face à sa fille qui a été rapidement rejointe par Olivia qui l'aide maintenant à faire un deuxième étage à son château de sable. Malgré la distance respectable entre lui et moi et le fait que nous regardons tous les deux vers l'horizon au lieu de nous regarder en pleine face comme des gens normaux, mon nez, lui, ne manque pas de renifler son parfum. Cette odeur qui n'appartient qu'à lui.
— Qu'est-ce que vous faites ici ?
— J'emmène Olivia jouer après la crèche. Même si elle a mordu un pauvre gosse sur la joue parce qu'il a osé lui faire perdre la chaussure d'une de ses poupées.
— Je savais que cette fille était une sauvage dans l'âme.
— Un mix de Noah et de Margaux ne pouvait donner que cette... chose.
— Tu te souviens quand il m'a pété le bras après que je lui aie pété son skateboard en troisième ? Cette gosse me donne la même énergie psychopathe que ton frère.
J'éclate de rire.
Je me surprends moi-même en rejetant la tête en arrière dans un rire qui explose comme si je n'avais pas laissé ainsi libre-cours à mes émotions depuis des putains de mois. Ce qui n'est pas entièrement exagéré.
Lui laisse échapper un petit rire à voix basse en s'appuyant sur ses mains dans le gazon dans son dos, décontracté.
Les souvenirs me submergent et je murmure entre mes rires :
— Putain, tu étais allé à l'hôpital en hurlant...
— ...et ta mère a fait des biscuits à la mienne pour excuser la sauvagerie de son fils. Et toi tu riais de ma gueule comme une conne.
Ça redouble mon hilarité et il me pousse dans le gazon avec provocation. Je le lui rends avec un coup taquin sur son épaule dure comme l'acier.
— La bonne époque.
— Ouais.
— Tantine, est-ce que je peux emmener Sara dans le module des grands ? hurle Olivia en se sautillant dans le sable.
— Non ! crions-nous en même temps.
Je rougis lorsqu'il tourne brusquement la tête dans ma direction, surpris, mais choqué par la voix parfaitement autoritaire que je viens d'employer.
— Mais là...
— Sara, viens ici, lance Donovan d'une voix douce, mais ferme.
À la seconde où elle entend sa voix, la fillette lève la tête avec un sourire, lâche ses bâtons et ses jouets de sable pour se lever sur ses petits pieds chaussés de sandales noires avec des papillons. Elle court jusqu'à nous, jusqu'à son père, pour se jeter dans ses bras. Et celui-ci l'accueille contre lui sans se soucier une seconde de sa robe salie de sable ou de ses mains couvertes de poussière. Il couvre sa tempe et sa joue de baisers alors que je reste là à les regarder comme une étrangère.
Lorsque la gamine tourne la tête dans ma direction et me reconnaît, elle m'offre aussi un sourire adorable en fermant son poing sur le t-shirt de son père. Et puis je ne me sens plus comme une étrangère.
— Papa, marmonne-t-elle en collant son petit visage contre la poitrine de Donovan.
— Oui, papa, chuchote-t-il en embrassant le dessus de sa tête.
C'est la première fois que je les vois ensemble comme ça. Je suis agréablement surprise par la manière dont il prend soin d'elle. Dont il la surveille. Dont il l'aime. Et aussi perturbée.
Puis, il me jette un coup d'oeil.
— Comment tu vas ?
— B-Bien.
Je cherche Olivia du regard. À moitié pour m'assurer qu'elle ne soit pas en train de se mettre dans la merde et à moitié pour éviter de le regarder dans les yeux. Lorsque je la repère en train de courir derrière les canards, je suis obligée de faire ce dont je n'ai pas envie : confronter son regard bienveillant, quoique scrutateur.
— J'ai décidé que je restais à Montgomery, chuchoté-je dans un soupir.
— Pourquoi ça ?
— Une mauvaise rupture.
Je farfouille d'une main dans le sac d'Olivia pour sortir sa bouteille d'eau bleue, en prendre une grande gorgée et me redonner de l'aplomb.
— Vraiment ?
— Mmh. Je suis mieux ici de toute façon, non ?
Nos regards s'accrochent une nouvelle fois pendant qu'il caresse le dos de sa fille d'une main absente. Il est peut-être heureux que j'aie quitté Alex. Je suis sûre qu'il l'est.
— Bien sûr que oui.
Bien sûr que oui.
Mais tu serais mieux quelque part d'autre. Avec moi.
C'est ce que ses yeux me hurlent en silence.
Je fais semblant de ne rien voir. De ne rien comprendre. De ne rien ressentir.
C'est mieux pour nous deux.
— Tu vas faire quoi ?
Je hausse les épaules alors qu'une légère brise souffle, me décoiffe les cheveux. Et en même temps, ça me rappelle quelque chose que j'avais envie de faire depuis longtemps.
— Déjà, je vais me couper les cheveux
Il glousse.
— Et ensuite ?
— Puis je vais me chercher une formation pour enseigner à une école de danse ou peu importe.
— C'est ce que tu veux faire ?
— Oui.
Je coince de longues mèches derrière mes oreilles pour maîtriser ma nervosité.
— Et toi ?
— Rien de nouveau, je... je retourne à Los Angeles après demain.
J'avais presque oublié qu'il y a restait.
— Tu aimes ton travail là-bas ?
Il a un demi-sourire en asseyant Sara qui a attrape une fleur et qui l'observe avec extrême concentration sur sa jambe.
— Oui, mais c'est beaucoup plus fatiguant qu'ici. Ce sont des fous à L.A..
Ça m'arrache un petit sourire.
Je baisse les yeux sur mes doigts.
— Il faut dire que... c'est surtout mon histoire qui t'a donné du fil à retordre ici, hein.
— Ça ne m'a jamais dérangé de te protéger, toi. Ça ne me dérangera jamais.
— Ne me dis pas des trucs comme ça.
Mon anxiété parle souvent pour moi ces derniers temps. Elle vient encore de le faire maintenant. Elle le fera encore plus tard.
J'ai peur de ce que je pourrais ressentir si ça continue.
— Je n'ai pas réussi à te protéger la deuxième fois, par contre.
Un frisson glacial me dévale l'échine.
— Ce n'est pas... ce n'est pas grave.
— C'est grave pour moi. Je ne m'excuserai jamais assez, Zoé.
Mon nom dans sa bouche est doux. Amer. Chargé de regrets. Faisant remonter en moi des sensations d'autrefois que j'avais enfouies six pieds sous terre.
— Ce... ce qui est arrivé est arrivé.
— Je sais.
Un silence s'installe entre nous.
Je suis Olivia des yeux en me sentant soudain vidée, prête à rentrer à la maison, me rouler en boule et regretter chaque mot que j'aurais pu prononcer.
— Je vais y aller, chuchoté-je à contrecœur.
J'ai à peine le temps de me mettre debout que sa voix s'élève doucement :
— Est-ce qu'on peut se voir une dernière fois avant que je parte ?
Je le regarde, assis dans le gazon avec sa fille.
Attentionné. Viril. Paternel. Tout ça à la fois.
— Oui.
— Je t'invite à dîner alors.
L'espoir dans ses iris sombres va chercher quelque chose d'étrange dans ma poitrine.
— Où ? Quand ?
— Vers 18h... à la maison.
Je fronce les sourcils au début avec incompréhension.
Puis mon rythme cardiaque s'affole. Fort.
À la maison.
🍽