Sally arriva tôt à la bibliothèque. La nuit avait été courte mais elle ne se sentait pas fatiguée. Ses yeux s'étaient ouverts d'un coup, à l'aube, et malgré ses efforts, impossible pour elle de se rendormir. Alors elle avait capitulé et quitté son lit. Après un léger petit déjeuner, elle avait pris la direction de la bibliothèque.
Sally fit un tour dans les rayons, sélectionna quelques livres puis vint s'installer à la même place que d'habitude. Elle prépara feuilles et stylos sur la table devant elle avant de se mettre à feuilleter un des manuels qu'elle avait choisis.
Très vite, son esprit divagua et elle repensa au texto d'Ashton. Elle avait été si surprise en le recevant que son visage s'était fermé et qu'elle était restée muette. Ce brusque changement d'humeur avait alarmé Nate, il avait cherché à comprendre ce qui arrivait à Sally. Elle l'avait rassuré, elle avait été un peu déstabilisée par un message mais ce n'était rien. Elle n'avait aucune envie de rentrer dans les détails et, surtout, de parler d'Ashton à Nate !
Elle s'était efforcée d'afficher un sourire de circonstance et de se remettre dans la conversation, mais ce message était demeuré en filigrane dans ses pensées toute la soirée. Elle n'y avait pas encore répondu. Elle n'arrivait pas à trancher.
Un instant, elle sautait au plafond et voulait accepter avec enthousiasme la proposition d'Ashton. La seconde d'après, un flot de rancœur l'envahissait et elle ne pardonnait pas à Ashton de l'avoir complètement ignorée depuis leur rupture, malgré son accident et son coma.
Si leurs places avaient été inversées, Sally aurait pris de ses nouvelles. Elle l'avait trop aimé pour ne pas s'inquiéter de son sort, même en étant séparés.
Maddie débarqua brusquement devant elle, la ramenant au présent.
— Je suis désolée, je suis super en retard.
Sally jeta un œil à son portable. Effectivement, Maddie était très en retard, mais Sally ne lui en tint pas rigueur. Elle lui adressa un sourire.
— Pas de souci, je n'ai pas cours avant cet après-midi.
Essoufflée, Maddie se laissa tomber sur une chaise. Elle ferma les yeux et inspira profondément pour reprendre sa respiration. Elle s'était dépêché d'arriver et avait gagné la bibliothèque en courant presque à travers le campus.
Elle rouvrit les paupières et se débarrassa de son manteau en évitant le regard de Sally. Qu'il était bizarre qu'elles se retrouvent face à face, à devoir collaborer pour les cours. Elles deux ensemble, ce n'était vraiment pas naturel. Plutôt l'inverse.
— Moi aussi, je n'ai cours que cet aprèm, annonça Maddie. Mais je dois assurer quelques heures de travail pour la bibliothèque avant donc...
— Donc autant s'y mettre de suite alors, compléta Sally.
Sally nota que Maddie était habillée pareil que la veille.
— Nuit courte et agitée ? plaisanta-t-elle.
Maddie sourit malgré elle sans dire un mot. À ses yeux, elles étaient loin, très loin même d'être au point de se raconter leurs vies. Elles n'étaient plus ennemies, c'était déjà un pas de fait, mais cela ne les rendait pas amies pour autant.
Sally n'insista pas. Après un court silence, elle proposa :
— Brainstorming pour commencer ?
Maddie répondit par la positive. Chacune leur tour, elles citèrent des mots qu'elles reliaient à la thématique donnée par leurs professeurs. Elles cherchèrent ensuite sous quel angle prendre la thématique de la mémoire.
Maddie avait largement de quoi alimenter le sujet avec ce qu'elle avait vécu au lycée. Que faisait-elle de tous ses mauvais souvenirs ? Cherchait-elle à les effacer de sa mémoire ? C'était un vaste sujet, mais épineux vu la binôme avec laquelle elle devrait le traiter...
Maddie pensa au coma de Sally mais n'osa pas l'évoquer, c'était trop intime. Finalement, c'est Sally elle-même qui l'aborda.
— Le coma.
Maddie ne prononça pas un mot, laissant la possibilité à Sally de poursuivre. Ce qu'elle fit après quelques secondes de silence.
— On peut peut-être voir comment lier la question de la mémoire à celle du coma.
Sally marqua une pause avant d'ajouter, quelque peu gênée :
— Enfin, on n'est pas obligées, hein ! Je ne veux pas que tu crois que je cherche à ce que ce travail tourne autour de moi ou de ce que j'ai vécu.
— Le sujet est intéressant, répondit Maddie. C'est tout ce qui m'importe.
Sally lui sourit timidement. Maddie baissa les yeux sur un des livres devant elle. Ses pensées se mirent à bouillonner et mille questions se bousculèrent dans sa tête.
Une émergeait du tourbillon et s'imposait. Maddie s'éclaircit la gorge avant de la poser à voix haute :
— Tu as des souvenirs ?
Elle précisa de suite après :
— De ta période de coma, je veux dire.
Sally esquissa un sourire triste. Puis secoua la tête.
— J'aurais aimé, murmura-t-elle.
— Je suis désolée, dit Maddie en se mettant à jouer avec un stylo pour se donner une contenance.
Malgré tout ce qu'elle pouvait reprocher à Sally, Maddie était bien consciente que l'épreuve qu'elle avait dû traverser était terrible.
— Merci, prononça Sally si bas que c'était à peine audible.
Le silence s'installa et s'éternisa. Sally finit par le rompre en lançant :
— Tu es venue à l'hôpital.
Ce n'était pas une question mais une affirmation. Sous le coup de la surprise, Maddie resta un instant à fixer Sally. Puis elle hocha la tête.
— Pourquoi ? s'enquit Sally.
Alors que Maddie allait ouvrir la bouche pour lui répondre, Sally répéta, en tentant visiblement de maîtriser le tremblement de sa voix :
— Pourquoi tu es venue ? Après tout ce que j'ai fait, pourquoi venir me voir ?
Maddie se trouva totalement déstabilisée par la fragilité qu'elle perçut chez Sally. C'était complètement inédit chez elle. Et si inattendu que Maddie ne sut pas comment réagir.
Elle gigota un peu nerveusement sur sa chaise avant de croiser les bras sur sa poitrine.
Devant l'absence de réponse de Maddie, Sally baissa le regard et murmura, les lèvres serrées :
— Non, laisse tomber, tu ne me dois rien. Tu ne me dois aucune explication. Concentrons-nous sur le travail, c'est pour ça que nous sommes là.
Maddie posa le stylo sur la table et y porta son attention. Son cœur martelait dans sa poitrine. Elle se mordilla la lèvre inférieure avant de se mettre à parler. Elle n'aurait pas cru avoir le courage de se livrer une nouvelle fois à Sally, pourtant elle le fit.
Elle lui répéta ce qu'elle lui avait confié alors qu'elle était inconsciente, couchée sur le lit d'hôpital. Elle évoqua son bonheur d'être une Venus, puis son mal-être, la période difficile qu'elle avait traversée par sa faute.
Pas un seul instant, Maddie ne regarda Sally car elle craignait de perdre la force qui la poussait à se dévoiler.
Lorsqu'elle se tut, Maddie posa les yeux sur Sally qui avait la tête penchée en avant, ses cheveux tombant en rideau sur sa figure. Si Maddie n'espérait pas de réponse lorsqu'elle s'était confiée à Sally à l'hôpital, là, elle ne l'imaginait pas rester muette. Ce serait trop dur à supporter, trop violent.
Après un instant, Sally leva la tête. Son teint avait pâli et ses yeux étaient embués, comme si elle était sur le point de pleurer. Elle était consciente de ce qu'elle avait fait vivre à Maddie mais l'entendre en parler, ça l'avait complètement retournée.
D'une voix faible et tremblotante, elle ne fut capable d'articuler qu'une phrase :
— Je suis tellement désolée.
Cela suffisait à Maddie. Cela lui suffisait amplement. Ces quelques mots, elle les avait rêvés, elle les avait espérés, mais elle n'imaginait pas les entendre un jour, encore moins prononcés avec autant de sincérité.
Elle observa attentivement Sally.
— Tu as changé.
Le coin des lèvres de Sally se retroussèrent.
— Toi aussi.
Elles échangèrent un sourire.
— J'ai l'impression qu'on va réussir à bosser ensemble, avança Sally.
— On va pas seulement réussir, on va tout déchirer ! répliqua Maddie en souriant franchement.