«Donc, fit Esteban, si je fais quoi que ce soit qui vous déplaît, vous la tuez.
-hélas, c'est bien cela, lui répondit celui qui tenait sa sœur comme si il était désolé.
-Je vois... Et si je ne vous écoute pas et que vous la tuez, que ferez vous après?»
Contrairement aux trois autres personnes qui se trouvaient ici, Esteban, qui se trouvait au centre de la situation, ne montrait aucune émotion grâce à sa maîtrise. Seul se trouvait un regard vérifiant tour à tour le Tauventais et son acolyte, dans lequel ils auraient pu voir, si ils avaient été suffisamment près, leur propres reflets dans sa paire de pupilles. L'étranger n'avait pas l'air d'apprécier la vision d'Isabella en détresse, ce qui était étrange sachant que ce chevalier constituait la moitié des forces venues pour nuire à cette dernière.
«C'est une question pour le moins pertinente... La suite logique serait sans doute la perte de votre vie par nos soins.
-Me tuer, vous deux? J'en doute. Toi, le pseudo chevalier! Tu te souviens de cette douleur que tu as soudainement ressentit pendant le combat?»
Par le biais de cette phrase, Guillaume venait d'avoir la confirmation que ce chevalier avait bel et bien triché. Maintenant qu'il savait que l'honnêteté était absente chez lui, les larmes de la fille que Bréval tenait en otage impactèrent bien moins son cœur. Car en l'absence de la loi, c'est quitte ou double face à la fourberie, ou autrement dit: laisser la fourberie adverse l'emporter, ou renchérir par une fourberie encore plus fourbe. Et il semblait à Guillaume que Bréval était capable de renchérir de la fourberie ad vitam æternam, donc il était hors de question de quitter.
«Ouais, je souviens, répondit-il.
-Tant mieux, car c'est justement un bref aperçu de ce qui va vous arriver si vous essayez de m'arrêter.
-Il te faudra dire adieu à cette fille, avertit Bréval.»
A l'étonnement de ce dernier, la dite fille se dépêtra de sa peur pour raffermir son visage en un masque de détermination fissuré par les traînées de larme, ce qui précéda sa prise de parole. «Vous pouvez me tuer, mais cela ne changera rien. Partez tant que vous le pouvez, pour votre propre bien!»
En entendant ça, Esteban avait grand-peine à garder son propre masque de maître de la situation. Sa sœur avait enfin réussie à surpasser sa nature froussarde de rongeur jusqu'à approcher la vaillance des héros aux origines de leur lignage. Si elle avait eu une arme, elle aurait été maintenant capable de se battre comme une dragone faisant s'écrouler l'aise adverse. Mais il ne pouvait pas la perdre maintenant, elle qui était à l'aube de son âme guerrière. Isabella avait été toujours là pour lui, au point de devenir son écuyère et de l'accompagner dans sa quête, elle qui l'avait aidée à maîtriser ses pouvoirs, elle qui venait tout juste d'accroître sa bravoure. Elle se mettait encore plus en danger en faisant cela, la capacité de passer au-delà de sa mort sans broncher dont il se vantait, et qui l'avait probablement inspirée, n'étant que du bluff. Et elle avait beau déployer toute sa volonté, celui qui la retenait en otage ne flanchait nullement, et prononça même ces mots sans perdre sa manière de parler ironiquement raffinée: «Je vois que, tel Lirié, vous avez embrassée votre condition de martyre, ma très chère demoiselle. Mais je crains que ce ne soit une condition qui ne se forge que dans la douleur...» Joignant l'acte à la parole, il creva sans hésitation de son couteau assassin la blanche peau de vierge, et fit pénétrer la lame au plus profond du bras d'Isabella, dont le cri de douleur allait se faire entendre de plus en plus loin à mesure que la pointe rentrait de plus en plus. Ce cri fut assez puissant pour démolir la façade qu'Esteban s'était faîte, révélant au grand jour sa rage.
Celle-ci fut multipliée par l'attitude radieuse de Bréval, dont le sourire était inchangé par les événement, comme l'aurait été celui d'une statue. Sous cette bouche légèrement pliée, le sang nécessaire à la vie s'échappait de la plaie par de longs filets écarlates qui retournaient lentement à la terre. «Toute cette souffrance inutile peut s'arrêter. Il suffit de rentrer chez vous.» Proposa-t'il en faisant un subtile signe de la tête, qui était destiné à Guillaume. Celui-ci était jusque là resté immobile, et avait été témoin de la mise à rude épreuve de sa conviction par la souffrance de cette fille, et voulait de tout son être que toute cette affaire se termine au plus vite. Volonté qui fut satisfaite par le signal de Bréval, signifiant la mise mort de ce chevalier, pour lequel Guillaume avait beaucoup moins d'empathie, car lui était très loin d'être sans défense. Celui-ci lui ayant tourné le dos et étant sans casque, Guillaume pourra mettre fin à tout ceci en un seul mouvement d'épée au travers de son cou.
Mais tandis que sa lame fendait l'air vers le chevalier, celui-ci fit un demi-tour fulgurant, et envoya son bras endurci par l'acier à l'encontre de la l'épée tueuse de Guillaume.
«-Vous croyez que je n'avais pas vu ce mouvement de tête?! S'écria-t'il en s'adressant aux deux.
-Si par arrogance, tu fais un autre mouvement, ta sœur risque de souffrir encore plus, l'interrompit Bréval.
-Comment tu sais qui elle est?
-J'en suis arrivé à cette conclusion simplement en observant à quel point vous semblez être important l'un pour l'autre, et vous vous ressemblez trop pour être des amants. Si je puis faire part de mon ressenti, je sais ce que ça fait de voir un membre de sa lignée souffrir sous ses yeux, et ce n'est guère agréable. Ainsi, je vous propose simplement de rentrer chez vous. En guise de caution, nous allons garder votre ravissante sœur avec nous pendant un temps, et nous la soignerons. En guise de compensation, nous dirons que c'est vous qui avez tué Carelas. Vous aurez le prestige, et nous la rémunération. Ou bien vous pouvez faire le deuil de votre sœur.» En disant cela, il avait remonté sa lame au niveau de la gorge d'Isabella. Malgré ce compromis qui lui était offert sur un plateau, Esteban sentait que le choix allait être difficile, à cause de sa soif viscérale de vengeance issue de la vision des entrailles sanglantes de sa sœur. D'autant plus qu'une partie de son attention était concentrée sur le Tauventais qui pouvait prendre sa vie à tout moment. Il ne s'agissait pas d'un choix entre la vie d'Isabella et la soumission à ces minables, car en aucun cas il ne se laisserait devenir une ombre privée d'amour. Le véritable dilemme était si il fallait faire usage de cette trinité de dons que Dieu lui avait donné pour trancher avec la lame de la justice ce nœud gordien. La lame sous le cou de sa sœur était en réalité la dernière chose qui le bloquait de cracher sur eux ses pouvoirs tel le feu d'un dragon. Finalement, il expulsa toute sa rage en un soupir.
«Qu'est-ce que tu choisis Isabella?
-J'accepte sa proposition. Je n'aime pas ça, et toi non plus, mais je préfère ça à un autre bain de sang.
-Moqué soit celui qui a dit que les femmes étaient stupides! S'enthousiasma Bréval. Car c'est là une sage décision. Maintenant messire, fit-il au frère, vous pouvez prendre vos affaires et retourner là d'où vous venez. Mon compère et moi nous jurons de traiter votre sœur comme il se doit, et de s'occuper de ce Carelas.
-J'en doute fort pour celui-là. Et d'ailleurs, si vous vous faîtes tuer ou capturer par lui, vous pourrez oublier notre arrangement. Pareil si il arrive quelque chose à Isabella. Il y a un village très près au nord-est, dans trois jours, je veux là voir là-bas, compris?
-Oui, mais si je peux me permettre, vous n'êtes pas vraiment celui qui domine dans cette situation. Quoi qu'il en soit, vos vœux seront exaucés.
En guise de regards d'adieu, le frère donna des yeux demandant le pardon, qui fut donné silencieusement par sa sœur qui acceptait son destin.
-Au revoir Isabella.
-Au revoir, Esteban.
Quand le passage de l'eau sur les galets était redevenu le bruit dominant de cet endroit, le bras d'Isabella avait été ceinturé par un pansement et celle-ci s'était enfouie dans le sommeil, pour ne pas avoir à endurer la douleur physique et émotionnelle plus longtemps. Guillaume et Bréval terminèrent le poisson que cet Esteban avait laissé derrière lui. Ça aussi, ils l'avaient volé en un sens. Entre les deux, aucun mot ne passa pendant un long moment, jusqu'à ce que Guillaume se mette à parler.
«Tu était vraiment obligé de la poignarder?
-Hélas, si je ne l'avais pas fait, il se sentirait sans doute pousser des ailes, et il se serait jeté sur moi. Je n'apprécie nullement ce genre de choses... Mais elles ne me révulsent pas, et si il faut les faire, je les ferai et referai.
-... Rien de tout ça ne serait arrivé si j'étais allé directement le vaincre.
-Permet moi d'éprouver du doute à ce sujet. Il t'a déjà vaincu au château, et si ses dires sont honnêtes, alors je crains que tu ne ferait pas long feu face à lui.
-Il disait sûrement ça pour nous faire peur, la douleur dont il parlait n'était qu'une brève piqûre.
-Et pourtant... Des gens similaires à ce qu'il se disait être existent, du moins ici en Jasarique. Pour ce qui est de la Losserique, je n'en sais rien.
-Vraiment? Vas-y raconte, mais ne me parle pas de légendes.
-Une fois, j'ai rencontré un homme qui pouvait... créer du vent. Il était capable de changer sa puissance et sa direction, très impressionnant. Il y a aussi le capitaine de la garde royale feijhanienne, qui aurait tué son roi au moyen d'un «trait de lumière», selon les témoins.
-J'ai dit «pas de légendes». Enfin... Tu as déjà vu quelqu'un de ta famille souffrir? Car c'est ce que tu as sous entendu tout à l'heure.
-Si tu veux vraiment le savoir, je te ferais une joie de te le raconter...