Guidés par Selena, les héritiers marchèrent avec hâte en direction de Will et Melvin. Malgré son état, Elliot fut le plus rapide. Il fut le premier à les apercevoir.
– Ils sont là ! cria-t-il.
Melvin était prostré au sol, le regard vide et remuait les lèvres inlassablement tandis que Will reposait, inerte, sur le tapis de fleurs. En le voyant, le visage d'Adam se décomposa. Il courut vers lui pour s'agenouiller près du corps. Ses épaules se détendirent tout de suite après :
– Il va bien ! lança-t-il. Il est juste inconscient.
Selena s'approcha de lui et vérifia sa condition à l'aide de l'esprit. Il n'avait en effet aucune blessure. Melvin l'avait probablement endormi avant d'être affecté par le poison des fleurs. Ce n'était pas une mauvaise idée, mais cela retardait juste le problème. Lorsque Will se réveillera, il sera à nouveau accablé par des illusions.
– Reste auprès de lui, dit-elle à Adam. S'il se réveille, assomme-le. Il est plus en sécurité endormi qu'éveillé.
– Tu ne peux pas refaire ce que tu as fait avec moi et Elliot ?
– Cela prend du temps et je ne crois pas que Melvin puisse attendre.
Il porta son regard sur le magicien qui demeurait dans un état catatonique malgré leur arrivée.
– Très bien, dit-il. Je m'en charge. Va t'en occuper.
Selena rejoignit Elliot. Il s'était arrêté à quelques mètres de Melvin pour l'observer d'une mine inquiète. Le druide murmurait encore et encore la même phrase :
– Ce n'est pas de ma faute. Ce n'est pas de ma faute. Ce n'est pas de ma faute.
Les reines oniriques autour de lui s'étaient fanées et avaient noirci. Elles formaient un cercle charbonneux qui grandissait à vue d'œil. Selena étendit son esprit pour analyser l'environnement. La peur et la douleur régnaient dans l'air. Ses sensations ne provenaient pas de Melvin, mais des fleurs. Pour une bonne raison. L'essence de la terre se faisait drainer. Tout ce qui apportait de la vie dans ce sol disparaissait petit à petit. Et c'était le druide qui en était à l'origine.
Le piège que les reines oniriques avaient construit pour leur victime se retournait contre elles. Le magicien dans sa transe était en train de les tuer. Elles avaient retiré leur poison de l'air, mais il était trop tard. Melvin était plongé trop profondément dans l'illusion pour en sortir.
Elliot se décida à avancer vers lui, mais avant qu'il ait pu faire deux pas, Selena le retint par le bras :
– Ne l'approche pas. Si tu touches le sol noir, il pourrait te blesser et te tuer.
L'héritier ne se départit pas de son air inquiet et continua à fixer le magicien :
– Je pourrai courir, l'attraper et le balancer au dehors du cercle.
Elle sourit en imaginant la scène :
– Tu ne ferais que déplacer le problème. Il recommencerait à contaminer le sol et toi tu te retrouverais dans le même état que les fleurs mortes.
Il jura :
– Je n'aime pas être inutile.
– Je sais. Mais y aller s'apparente à du suicide.
– Que dit-il ? demanda-t-il alors.
– Pardon ?
– Tu n'entends pas ? Il parle une langue que je ne connais pas.
Selena réussit à masquer sa surprise en reposant son regard sur Melvin. Elle n'arrivait même plus à faire la distinction entre les différentes langues. Ce que Melvin disait lui paraissait être en français et pourtant Elliot n'en comprenait pas un mot.
– Il dit que ce n'est pas de sa faute, répondit-elle.
Si Elliot fut étonné par sa compréhension de cette langue, il n'en montra rien.
– Que fait-on pour le sortir de là ? continua-t-il.
– Toi, rien. Tu n'arriveras pas à l'approcher et encore moins le faire sortir de son hallucination.
Ses yeux se déplacèrent vers elle :
– Mais toi, tu en es capable.
– Oui.
Même si cela allait être difficile. Elle le savait. Son éveil au sixième sens lui avait appris beaucoup de choses. Ou plutôt, lui avait rappelé des connaissances longtemps oubliées. S'introduire dans un esprit sans contact direct était compliqué. Le faire avec quelqu'un d'entraîné à l'éther était presque impossible. Et dangereux. L'esprit pouvait contre-attaquer et envahir celui de l'intrus. Cela se transformait souvent en un duel éprouvant. Mais il fallait essayer, sans quoi Melvin allait tout ravager. Comme avec Adam, Selena mit en garde Elliot :
– N'interviens pas. Même si je fais des gestes ou des bruits étranges.
Elle initia le contact avec toute la prudence dont elle était capable. À peine eut-elle effleuré celui de Melvin qu'il la repoussa brutalement. Selena sortit de sa transe, le souffle coupé. Elle avait perdu l'équilibre et était tombée à genoux. Melvin quant à lui n'avait pas bougé, mais le cercle noir s'était étendu. Ils étaient encore à bonne distance, mais il fallait se dépêcher.
– Ça va ? s'inquiéta Elliot.
– Il est fort. Ça ne va pas être facile.
Elle renouvela la tentative. Maintenant qu'elle savait à quoi s'attendre, elle résista à la première vague de rejet. Passé cette première défense, elle continua son chemin et détecta une faille dans son esprit. Elle s'y engouffra. Ironiquement, le poison des fleurs avait affaibli ses protections et lui facilitait la tâche. Ce fut à cet instant qu'il tenta de l'engloutir et que la bataille commença réellement. Ce fut un combat mêlé par l'instinct et le talent. Un combat dans lequel seul l'esprit le plus fort vaincrait. Et heureusement pour Melvin, celui de Selena était bien plus puissant. Contrairement à lui, elle lui avait sacrifié toutes ses affinités.
Elle changea de tactique. Le soumettre serait trop long et il n'en avait pas besoin pour sortir de l'illusion. Il fallait juste atteindre sa conscience pour lui faire signe. Et elle avait passé assez de défenses pour y arriver.
L'esprit de Melvin lui offrit un rêve. Celle d'un petit garçon en pleurs assis sur un rocher entouré d'arbres. Ses cheveux bruns tombaient sur ses frêles épaules. Ce devait être l'automne, car le sol était recouvert de feuilles rouges et orange que la sylve perdait peu à peu. La nouvelle arrivante s'approcha de l'enfant et s'abaissa à sa hauteur :
– Melvin ?
Il ne répondit pas.
– Merlin ?
Le garçon leva des yeux pleins de larmes.
– Merlin, tu dois te réveiller.
Ses lèvres tremblèrent et il sanglota :
– Ce n'est pas ma faute. Je ne l'ai pas fait exprès.
– Je te crois. Mais il faut revenir maintenant :
– Ils disent que je suis un monstre, que je suis le fils d'un démon et que je devrais retourner dans les limbes.
Il ne l'écoutait pas. Il était piégé par son souvenir. Elle l'attrapa par les épaules et le força à la regarder dans les yeux.
– Merlin, écoute-moi. Ce n'est qu'un rêve, une illusion. Reprends conscience ! Réveille-toi ! Arthur a besoin de toi. Nous avons tous besoin de toi.
– Arthur ? répéta l'enfant.
– Oui, Arthur. Souviens-toi du roi que tu as choisi de guider.
– Mais je ne sais pas comment faire... se plaignit le garçon en reniflant.
– Si, tu le sais.
– Non.
– Si.
– Non !
Merlin avait placé ses mains contre ses oreilles et avait fermé les yeux. Et voilà que le grand enchanteur faisait un caprice...
– J'avais entendu dire que tu étais un puissant druide. Mais en fait, je vois que tu n'es qu'un simple magicien... et pleurnicheur de surcroît...
Le visage de l'enfant se tourna avec vitesse dans sa direction tandis qu'une mine outrée se dessinait dessus :
– Tu... Je ne suis pas un magicien ! Et je ne pleurniche pas !
– Dit-il alors que des litres de morve s'échappent de son nez...
Il détourna la tête et s'essuya discrètement le nez avec sa manche avant de lui refaire face.
– Ce n'est pas vrai.
Selena leva les yeux au ciel :
– Très bien, petit malin. Si tu n'es pas un magicien, alors tu devrais facilement t'échapper de cet endroit.
Merlin fit la moue :
– Je ne vais pas y arriver. C'est trop dur et... j'ai peur.
La fin de sa phrase fut à peine perceptible.
– De quoi as-tu peur ?
– De tout. De ce qui se trouve de l'autre côté. De perdre à nouveau l'espoir des fées. D'échouer une nouvelle fois.
Il fut une pause avant de terminer dans un sanglot :
– De moi.
Selena garda le silence quelques instants pour chercher de quoi rassurer ce petit être. Elle n'avait jamais été douée pour les discours. Trouver les bons mots était tellement difficile...
– Ce sont de bonnes raisons d'avoir peur. Et pour tout te dire, j'ai peur moi aussi.
– Ah bon ?
– Tout à fait. Je suis terrifiée. Constamment. Et c'est normal. Ce n'est pas une mauvaise chose. Mais je peux t'affirmer qu'en restant ici, tu vivras à jamais dans la peur. En sortant d'ici, tu seras très certainement terrifiée, mais tu le surmonteras. Et si tes craintes se réalisent, tu arriveras à trouver une solution. Parce que c'est ce que tu fais et ce que tu as toujours fait. N'oublie pas qui tu es, Merlin. Tu n'es pas seulement un druide ou une fée du Sidh, tu es aussi le guide. Et tu as prêté serment, ne l'oublies pas.
– Je n'oublie pas, dit le garçon avec force.
– Alors il faut sortir.
Il acquiesça faiblement et demanda :
– Vas-tu m'aider ?
Selena lui sourit :
– Pourquoi penses-tu que je suis ici ?
Merlin sourit à son tour, timidement. Elle le prit dans ses bras :
– Suis-moi.
En se concentrant, elle quitta le rêve et le guida vers la réalité.
– Merci, chuchota la voix enfantine. Merci d'être revenue.
Tandis qu'elle libérait sa conscience. Un autre rêve l'attira. Pas celui de Merlin. Le sien.
Elle alla dans sa direction. Ce fut comme suivre un chemin. Tandis qu'elle marchait à travers lui, des silhouettes pâles et fantomatiques couraient en sens inverse, épées et bouclier en main, sans prendre garde à elle. Après leur passage, ce fut au tour des cavaliers. Ils galopaient et fauchaient les pauvres hommes qui avaient le malheur de s'approcher d'eux. Certaines montures recevaient en plein poitrail une lance et s'effondraient entraînant avec eux les guerriers qui les chevauchaient. Le bruit du métal qui s'entrechoquait, le son des chevaux martelant le sol boueux, et le cri des milliers d'hommes se battant pour leur vie retentissaient de toute part. Des scènes de violence apparurent alors de tous les côtés, allant et venant dans le brouillard fantomatique. Selena reconnut un chevalier dans l'une d'entre elles. Ce visage creusé, ce nez aquilin et ce regard perçant appartenaient au frère d'Arthur. Avec un cri, il poussa un homme et fut transpercé par une épée. La mine sévère qu'il arborait habituellement fut déformée par la douleur. Kay réussit toutefois, dans un dernier geste, à porter un coup à son assaillant avant de tomber. La scène s'effaça, comme soufflée par le vent, pour laisser la place à d'autres combats.
Parmi eux, un guerrier de haute stature luttait contre trois hommes à lui seul. Il esquivait et frappait avec précision et force. Il lui fit face quelques secondes. Sous la poussière luisaient des yeux vifs, et son casque cachait des cheveux sombres. Son nez, probablement cassé, crachait du sang, et sa bouche entourée d'une barbe épaisse était pincée par la concentration. Selim. Non. Ce n'était pas l'héritier. C'était le chevalier de la Table ronde. Son nom lui vint en pensée. Bohort. Malgré toute sa force, ce n'était pas lui qui causait le plus de ravage. Plus loin se dressait un homme, d'au moins deux mètres, recouvert de métal cabossé et sanglant. Ses ennemis l'encerclaient par dizaine, mais n'arrivaient pas à affaiblir sa combativité. Celui qui portait l'antique visage d'Elliot les invectivait de sa voix puissante et tranchait ceux qui avaient l'audace de rompre le cercle pour s'approcher de lui. Lorsqu'enfin, ses adversaires trouvèrent le courage de l'attaquer ensemble, il rugit tel un animal et s'élança à leur rencontre. Sa longue épée tournoyante fit un massacre. Le sang plut, en rythme avec les hurlements de douleur. Les quelques coups qu'il recevait en échange le stimulaient et le rendaient encore plus fort. Après avoir abattu ses assaillants, il vacilla et s'appuya à l'aide de son arme en soufflant, épuisé. Mais il ne put se reposer, un homme aux cheveux clairs s'avançait dans sa direction. Il ne portait ni casque ni armure. Juste une tunique et une épée sanguinolente. Derrière ce dernier gisait la silhouette d'un lion mort. Sagremor se releva, prêt à combattre. Le mirage s'évapora.
Ce ne fut pas les seules apparitions. Entre des cadavres était agenouillé un guerrier, la main pressée contre le ventre. Sa cotte de mailles grise n'avait pas pu le protéger. Il respirait difficilement en sifflant. Ses larmes se mêlaient à la boue et au sang. Derrière lui ondulait un petit serpent clair. Il avançait entre les corps dans la direction du blessé. D'après la quantité de sang qui s'écoulait de sa plaie, il n'en avait plus pour longtemps. Ses yeux noirs qui avaient montré auparavant tant de haine ne laissaient voir que la peur et le chagrin. Le meurtrier d'Arthur ressemblait à un enfant abandonné et malgré tout le mal qu'il avait fait, Selena ressentit de la pitié pour lui.
Elle se détourna de la scène avec tristesse. La bataille de Camlann, celle qui avait mis un terme au règne d'Arthur, n'avait provoqué que mort et désolation. Tel était le résultat de l'ambition, de la jalousie et de l'amour de quelques individus. Des émotions si humaines et qui avaient pourtant le pouvoir de détruire tant de vies...
Le chemin fantomatique la guida vers un autre endroit. Un familier. Elle entra dans la forêt qui côtoyait le champ de bataille. Le décor était net cette fois, plein de couleurs vives et apaisantes malgré le désastre à proximité. Elle se dirigea à travers les bois, en direction de la scène qui l'attendait. Elle aperçut enfin trois hommes regroupés près d'un arbre. Arthur était assis contre le tronc, mourant. Son épée blanche reposait sur les jambes. Bédivère et Girflet étaient à ses côtés, accroupis. La mine grave, ils recueillaient ses dernières volontés.
Mais cette fois, une autre personne était présente, agenouillée aux côtés du blessé. Une femme. Elle était habillée d'une simple robe blanche. Ses longs cheveux sombres et bouclés tombaient sur ses épaules et ses yeux étaient d'un gris clair plein de tristesse. Selena l'avait déjà vue. Oui, elle connaissait son visage. Elle le voyait tous les jours dans le miroir, même si celui-ci était plus âgé. Le regard de cette personne, semblable au sien, se tourna vers elle.
– C'est toi, n'est-ce pas ? demanda Selena. Tu es celle que j'étais autrefois.
La femme acquiesça lentement puis se pencha sur le roi mourant. Elle parla :
– Je ne suis qu'un simple écho de ce que nous étions auparavant. Nous pouvons nous voir grâce à l'éveil. Il est tout proche maintenant.
Selena s'approcha d'elle. Le regard toujours accaparé par Arthur, elle continua :
– Prépare-toi, car tu souffriras. Notre passé est couvert par la mort et par la tristesse. Colère, haine et culpabilité sont tout ce qui t'attend.
Elle toucha délicatement la main d'Arthur :
– Ma vie avec lui a été étrange, mais pas désagréable. Pourtant je le méprisais au début. Et voilà que le voir mourir m'emplit de chagrin. Un chagrin que je n'aurais pas cru possible de ressentir à nouveau.
Les larmes coulèrent une à une sur son visage :
– C'est en partie ma faute. J'ai échoué autant que lui.
Selena comprenait parfaitement sa peine, car elle était également la sienne. Et elle savait que les quelques larmes qu'elle montrait cachaient en réalité un terrible désespoir. Son ancienne vie se tourna à nouveau vers elle :
– Je ne peux plus rien faire pour lui. Mais toi, tu en as l'occasion. Cette autre chance que nous avons sera la dernière. Il n'y a plus de temps. Tu dois réussir.
Bédivère se leva alors et attrapa Excalibur que lui tendait son roi. Arthur avait le visage si pâle. La mort s'apprêtait à l'emporter. Selena prit une inspiration pour éviter que les sanglots ne viennent l'empêcher de parler :
– Ne t'en fais pas. Je ne compte pas le laisser mourir encore une fois.
Son double sourit tristement :
– Je sais.
Elle continua :
– Il est temps de rejoindre ton roi et ses chevaliers. Votre quête n'est pas finie. Arthur doit retrouver Excalibur et achever ce pour quoi il est né.
Selena hocha la tête. Elle était dans cet état depuis longtemps. Qui sait ce qu'il se passait à l'extérieur ? Celle qu'elle avait autrefois été demanda alors :
– Ne me demandes-tu pas mon nom ?
Selena sourit :
– Je n'en ai pas besoin.
Son interlocutrice sourit à son tour d'un air complice, puis tendit la main :
– Prends ma main. Je vais t'aider à quitter l'esprit. Tu y es entrée profondément et en sortir te prendra du temps.
Selena accepta et se laissa guider hors du rêve. Tandis qu'elle délaissait peu à peu le sixième sens, la femme parla une dernière fois :
– Nous nous retrouverons très bientôt. En attendant, prends garde à Mordred. Mais aie une chose en tête. Ce n'est pas lui l'ennemi.