Je t'attendrai.

By DeuxKartoffeln

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Seconde Guerre Mondiale. Un souffle d'amour dans un océan de haine. More

Prologue.
I.
II.
III.
IV.
V.
VI.
VII.
VIII.
IX.
X.
XI.
XII.
XIII.
XIV.
XV.
XVI.
XVII.
XVIII.
XIX.
XX.
XXI.
XXII.
XXIII.
XXIV.
XXV.
XXVI.
XXVII.
XXVIII.
XXIX.
XXX.
XXXII.
XXXIII.
XXXIV.
XXXV.
XXXVI.
Epilogue.

XXXI.

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By DeuxKartoffeln

- Tu vois, la petite baraque au bout d'la troisième rue ?

- Mh, clairement Jane.

- Paraît que le Kaulitz trempe sa nouille s'tu vois c'que j'veux dire.

- Tu crois qu'c'est vrai s't'histoire ?

- Y sont pas clairs j'te le dis.

- J'lai ai vus à la fenêtre la dernière fois, nus comme des vers !

- Ciel...

- Ça va faire un bout d'temps en plus.

- Bof tant qu'ils ne me perturbent pas mon Adrien avec leurs pratiques de pervers ça m'va.

- Des gamins si jolis, c'est dommage il se serait trouvé une bonne femme.

- Ça leur passera p'têt'.

Le silence qui venait de s'installer entre les deux femmes les laissa perplexes, lorsque la plus dégourdie relança la conversation.

- Alors ma Janine l'est revenu ton Roger ?

- Penses-tu ! J'lui avais bien dit qu'à boire comme un trou y verrait pas les balles.

Ses cheveux bruns blanchis étaient rassemblés sous un fichu avec soin, et de sa bouche édentée sortait des phrases baignant dans la gouaille parisienne. Ses mains étaient abîmées, elles avaient connu les parquets sales et les verres de Suze, celle qui tient au corps. Des mains fortes, des doigts un peu bourrins mais ceux d'une mère tout de même, qui avait soulevé beaucoup trop de sacs, beaucoup trop de pierre, beaucoup trop de bouquets de morts. Son visage carré, dont les lèvres gonflées et les yeux pendouillant laissaient percevoir les labeurs d'une vie qu'elle portait sur son dos, tortue des âges, tortue des déplaisirs et de la force de vivre. Fière et déjà ridée alors qu'elle ne doit avoir que 40 ou 50 ans, à tenir à bout de bras son petit panier à fleurs que lui a acheté son fils. C'est l'unique, alors elle prie Dieu pour qu'il réussisse sa vie, lui garantisse une belle retraite et de beaux petits enfants bien en chair, pour pouvoir les gâter des confitures de framboise dont elle a le secret. Elle œuvre, sans jamais se plaindre, car son mari ne lui a pas toujours laissé la vie facile. Au fond elle l'aimait ce grand gaillard, même lorsqu'il fichait rien dans la baraque. Elle avait jamais cru en l'amour des livres de toutes façons, peut-être parce qu'elle ne savait pas lire. Mais leurs engueulades lui manquait parfois, surtout lorsqu'elle sortait faire le marché pour parler avec cette vieille harpie de Mauricette. Elle la trouve trop commère au fond, mais elle continu de lui parler parce que c'est une bonne voisine. Une bonne voisine, celle qui prête le beurre quand il n'y en a plus et qui partage les potins. Une bonne voisine mais une très mauvaise confidente. Après tout elle n'avait rien à cacher. Sous sa robe longue et usée, rouge vermillon, droite dans ses vieilles bottes de bosseuse d'usine. Une abeille acharnée qui s'agite dans tous les rayons, a toujours travaillé honnêtement. Une abeille qui ignore que si elle travaille autant c'est peut-être pour masquer son ignorance et le fait qu'elle ne sait pas qu'elle pourrait vivre aussi bien tout en travaillant moins. Une abeille qui cherche dans le travail une raison d'oublier que son mari est mort et qu'elle est désespérément seule, avec un fils ingrat et son petit panier à fleurs.

- Tiens, quand on parle du loup.

Tom ne vit pas le regard appuyé que lui lançaient les deux femmes en passant, droit sur sa béquille, pour aller acheter le bouquet qu'il avait choisi d'avance ; Agapanthes Achillées des Dahlias. Parlez-vous le langage des fleurs ? Le brun s'était épris du livre qu'il avait trouvé dans la vieille maison de la gentille babouchka. Il était poussiéreux et jaunis, mais renfermait milles trésors aussi inutiles que fascinants. Dont le langage des fleurs, que le jeune homme avait voulu expérimenter sur son amoureux. Après tout s'ils n'arrivaient pas à communiquer autant qu'il le fasse à travers ces attentions anecdotiques. Le soldat savait pertinemment qu'ils n'avaient pas l'argent pour ce genre de broutilles. Mais le visage heureux de Bill, cette émotion de joie qu'il arrivait parfois à capturer du regard, ces quelques secondes de sourires, valaient tous les biens du monde. C'était le genre de livre qu'on pourrait qualifier d'encyclopédie de l'étrange. Corner par endroits, un peu trop âgé pour être pris au sérieux, tout à fait mal imprimé. Des fleurs séchées en guise d'illustration, vieilles elles aussi de cent ans, ayant perdu leurs couleurs. Agapanthe ; lettre d'amour ; Dahlias, instabilité ; Achillées ; guerre ; une rose blanche, au centre, mariée au milieu de son jardin ; l'amour et l'innocence. Il ressortit du magasin son bouquet à la main, ou plutôt sa composition florale qui racontait sa petite histoire. Il était plus petit que les autres présents qu'il avait laissés à son homme, car bien plus variés en matière. Il inspira l'odeur de ces belles dames éphémères et avança malgré sa jambe en charpie, le cœur léger, porté par l'espérance de revoir ce sourire qui lui ramenait le Bill jeune et naïf pour quelques secondes, cet adolescent qu'il avait aimé et à qui il avait fait découvrir les plaisirs charnels, qui était maintenant devenu le plus beau des anges, et ceux loin de ses yeux amoureux. Il aimait presque plus le voir calme, à l'attente d'une nouvelle passion, d'une nouvelle envie soudaine comme il lui était pris il y a quelques jours à peines lorsqu'il l'avait soudain embrassé dans la cuisine. Il aimait ces moments d'intimité que lui offrait Bill, avant de s'effacer, repartir à leur solitude commune, dans un silence commun, celui des horreurs inavoués que l'on préfère garder pour soi, pour ne choquer personne, ne dégouter personne, ne rendre personne malheureux. Chose impossible, en somme ; il y a toujours des gens malheureux au théâtre de la vie. Le soldat arrivait en boitant, encore fier, la pipe à la bouche, il se maudissait parfois de se comporter si fort comme son paternel. Il le voyait dans chacun de ses gestes inconscients. Autant lorsqu'il couchait Solange de ses mains un peu gauches que lorsqu'il dansait avec Bill sur de la musique ringarde, dans leur minuscule salon. Il le voyait en se rasant, sa façon de se tenir la joue du bout des doigts, de jurer à chaque petite coupure et de trembler de son pied valide lorsque cela arrivait. Toutes ces mimiques, ces petites actions qui le rendaient en colère contre lui-même, parce que la dernière chose dont Tom avait envie, c'était bien de devenir comme son père.

L'enfant était assis sur le sol froid de sa chambre, les mains plaquées sur ses oreilles. Le dessin (ou concentré de niaiseries de gosse) qu'il avait accroché sur sa porte tremblait sous les coups de poing qu'y donnait son géniteur, en l'appelant comme un chien. Il n'entendait pas, ou ne voulait pas entendre, les larmes coulant de façon abondante le long de ses joues. Recroquevillé, atrophié, étouffé, jeune et déjà perdu, fâché avec la vie. Il se disait parfois en mangeant des roudoudous qui lui pétaient les dents qu'il ferait mieux de partir dans un train pour s'enfuir très loin. Mais les trains vers la gare du bonheur sont si rares, et Tom n'en avait pas encore vu un seul. Petit lapin chassé, tremblant, son cœur qui bas si vite qu'il pourrait s'arrêter d'un coup, qu'il pourrait faire un arrêt sans prévenir et tomber raide sans rien dire. Petit lapin traqué, qui respire l'odeur de son vieux pull, celui qui sent le parfum de sa mère et l'odeur du voyage auquel il n'a pas droit tout de suite. Petit lapin peureux, dont les larmes le trahisse dans sa volonté de devenir chevalier, qui respire si fort qu'il sait que son souffle pourrait se couper tout d'un coup, s'arrêter tout d'un coup. Ses jouets en bois étalés dans sa chambre, sur le tapis de couleur, les petits soldats maintenant tous morts sur le front en papier mâché. Il sent que la poignée ne va pas tenir, que c'est peut-être même trop tard, et le comprend en entendant sa maman crier une énième fois. Il se demande, pourquoi il est si gentil avec lui et si méchant en retour parfois, pourquoi il ressent le besoin si prenant de taper comme ça. Il essaye de comprendre, se refait des schémas dans la tête, mais rien ne justifie les gestes violents qu'il a eu sur elle. Tom a toujours bien écouté. Un gentil garçon, qu'on lui disait. Une crème, avec ses yeux chocolat chaud et son nez de bébé, ses dents de fouine et sa petite gueule d'amour. Un enfant sage, sans histoires, qui ne fait pas de crises, pas de problèmes, qui sauve les insectes sur le bord de la route, et garde ses restes pour nourrir tous les petits chiens du quartier. Il écoutait, lorsqu'il lui expliquait que pour devenir un homme, il fallait couper du bois. Alors Tom ramassait toutes les petites brindilles et leur parlait, pour qu'elles lui expliquent comment devenir un homme plus vite. Il lui disait aussi que pour devenir un homme, il devait séduire les filles. Donc Tom observait d'un œil attendri les poupées dans les vitrines et leurs jolies robes en mousseline. Il lui radotait que pour devenir un homme, il faut se lever tôt, porter ses couilles, et travailler dur. Qu'il faut se trouver une bonne femme et lui faire des enfants. Alors Tom se levait le premier pour courir dans la rosée du matin et s'était officiellement marié avec la jolie poupée de la vitrine, bien qu'il n'est pas vraiment envie d'enfant. Pour pallier à ce problème, il avait adopté une petite centaine d'escargots sauvés des routes de campagnes,

Bill dormait sur le fauteuil, couvert par un châle en laine, sa tête reposant sur sa main. Sa respiration calme, son visage détendu comme il ne l'avait pas été depuis un bout de temps. Ses sourcils arqués, sa bouche fermée et ses mains déposées le livre qu'il avait entamé, en russe bien entendu. Son torse montait et redescendait au rythme de son souffle apaisé. Ses cheveux presque longs qui pendaient le long de ses épaules, profondément endormis. Il avait entamé un nouveau policier, dans lequel se glissait une drôle d'histoire d'amour. Il la trouvait jolie, ni trop encombrante ni trop peu présente, et bien entendu affreusement poétique, ce qui la rendait infiniment plus belle. Une harmonie ce dégageait du vocabulaire choisi, harmonie que trouvait le jeune homme particulièrement plaisante. Il s'était endormi sur le baiser du commissaire Müller et de sa dulcinée, rêvant secrètement du retour de son grand amour à lui. Le jeune russe évitait surtout ce rayon de livre se voulant « à la mémoire de » écrit par une flopé de survivants pseudo artistes qui racontait leur enfer à leur façon. Il trouvait bien hypocrite le système de pousser la guerre jusqu'au bout, jusqu'à rappeler tous les mois l'horreur de l'holocauste. Il n'en sortait pas, des cérémonies aux visites, aux témoignages jusqu'aux interviews. Il fallait toujours donner les détails, s'expliquer. Bill était drastiquement fatigué de s'expliquer. Il voulait oublier la Shoah, pas la recasser. On recassera plus tard, se disait-il, lorsque la plaie sera refermée. Le soldat parle-t-il de sa blessure de guerre lorsqu'il est à terre en train de vider de son sang par le foie ? Non, il en vante les souffrances ensuite, une fois que le désinfectant a fait son travail et qu'elle est remplacée par une glorieuse cicatrice. Ce n'est pas encore agonisant qu'on s'exprime sur sa douleur. Le jeune homme était donc tranquille, ne sentant pas le regard chaleureux qu'on portait sur lui depuis dix longues minutes. Il sentait cependant l'amour qui enveloppait Tom et le suivait partout, comme une aura, cet amour qui fit s'affoler son cœur endormis rien qu'en réalisant qu'il était proche. Il ne fut tiré de son sommeil que par des lèvres prévenantes qui vinrent déposer un petit bout d'amour sur son front, le faisant se plisser légèrement, tendant légèrement son visage au repos. Il ne dormait déjà plus, mais voulait profiter de cet instant de douceur encore un peu avant de tout casser par son réveil qui amènerait avec lui une flopée de questions. Il sentit une main tendre venir caresser ses cheveux en bataille et y blottit sa joue, faisant rire son amant qui baisait son cou en le faisant frissonner, pouffer à certains moments. Le plus jeune ouvrit finalement les yeux, pour tomber dans ceux profonds de son vis-à-vis qui le dévisageait de la plus douce des façons, avec ce regard qui valait plus que tout, ce regard de prince, ce regard qui signifiait que Tom savait au fond de lui qu'il observait la prunelle de ses yeux, son plus grand Trésor qu'il gardait avidement pour lui. Il l'aurait enfermé dans une tour pour ne l'avoir qu'à sa merci, et l'aimer aussi fort qu'il en est possible. Confiner son affection pour mieux la ressentir, qu'ils respirent à l'amour.

- Mh...

Gémit doucement le brun en approchant son visage de son soldat pour l'encadrer de ses mains, en embrassant la petite cicatrice qu'il avait sur la joue, dû à une mauvaise chute, un coup d'arme de guerre, un problème dont il n'avait pu le protéger. Tom rapprocha son visage de son amour et ne réfléchit plus en sentant ses lèvres se poser sur les siennes, faisant court circuiter toutes ses pensées qui se joignirent en un même point culminant, celui de la tendresse de Bill. Il aurait aimé lui réciter ses poèmes d'amour pendant des heures, ses mots qui au fil des années prenaient de plus en plus de sens. Il observa l'œuvre vivante pour laquelle ses sens étaient en alerte et tira de derrière son dos le bouquet fièrement, pour lui tendre d'une main franche.

- Bonjour mon amour.

- Comme tu es romantique dis-moi dès le matin !

- Il est 19 heures.

- Oh...

Soupira Bill, éreinté, en se redressant, faisant craquer chacun de ses os. Il n'arrivait plus à se mouvoir et se considérer dans un corps, ne voyant plus qu'un tas d'os. Il n'était qu'une pyramide de débris, tous plus abîmés les uns que les autres, et ne pouvait avoir la prétention de se trouver désirable ou même beau. Il se trouvait banal, fade, comme la bruine, un truc entre deux, ni beau ni particulièrement laid, là où Tom nécessitait une beauté sans pareilles. Il était tout juste gris, tout juste sale, tout juste salement baiser. Il le resterait toute la vie. Une loque qui écarte les cuisses. Le brun ne voulait pas revoir ses images maintenant. Il savait qu'elle reviendrait le hanter plus tard si il fermait les yeux dessus mais refusait d'avoir à faire à son passé dans un tel moment.

- Tu as encore fais des folies...

- Pas grand-chose, je connais bien Laurette, elle me fait un prix...

Le brun lança un regard suspicieux vers son homme, ses yeux devenant soudainement noirs de jalousie. Par ce simple regard assassin Tom se rectifia, tout en bégayant légèrement.

- La fleuriste ! Bill, tu sais bien qu'il n'y a que toi...

- Elle est jolie, cette Anna ?

- Pas autant que toi...

- Tooom répond à la question !

- Non j'ai envie de t'embrasser...

- Tom Kaulitz...

Et Bill se laissa embrasser. Parce que c'était lui, qu'il était encore dans les vapes, et que les lèvres de Tom souriantes étaient le meilleur des médicaments. Bien meilleur que les cachets sans goût pour mieux dormir et camoufler les cauchemars sous des produits chimiques. Le brun porta son regard sur les fleurs et les saisit d'une main tremblante, chétive. Il les porta à son cœur et en huma le parfum ressentant le besoin de s'en imprégner. Il l'aimait tant. Le bouquet. Bon, peut-être moins que Tom. Il inspira un bon coup pour renouveler l'air de tous ses poumons et caressa la jolie rose du bout des doigts, intrigué par l'étrange composition du bouquet.

- Lis la carte, Trésor...

Bill acquiesça et chercha un peu trop vite la petite carte dorée, la trouvant finalement parmi les plantes. Il eut du mal à calmer ses tremblements convulsifs, nerveux. Depuis le camp cette manie lui était restée. Il avait cru à un syndrome de maladie au départ puis s'était résigné, réalisant que ce n'était qu'un vieux vestige d'une vie d'antan. D'une mort d'antan.

« Un matin de mai, lorsque ces dames s'éveillaient

J'ai embrassé pour toi l'horreur d'une Achillée

J'ai vu les corps saignants et la mort à mes pieds

Puis je me suis soigné dans ces champs d'Agapanthes

Ces demoiselles fragiles pourtant réconfortantes

Qui ont sauvé mon âme mais ont causé le drame

Qui ont causé mon blâme et envoyé la peine sur mon monde infâme

Qui ont détruit mon ange et ont joué les louanges d'une vie pleine d'absences

Vint alors les Dahlias qui ranimèrent ma fois ce souvenir sans sens

Cette étreinte éteinte qui tournait, incessante, tandis que j'y repense

Que cet ange blessé me revint en damné et sans son indécence

D'un bourgeon de printemps que l'hiver à givré qui cherche réminiscence

Alors, dans la lumière, je cueillis une rose blanche

D'un ancien amour qui viens et qui s'épanche

D'une vie éperdue qui vient et recommence comme on change de saison,

Comme renaît de son froid comme renaît le printemps. »

Le brun inspira et sentit l'eau lui monter aux yeux, à mesure qu'il parcourait les lignes joliment écrites, avec une application attentionnée. Il était chaque fois surpris que Tom continu à l'aimer malgré toute la salissure, toute la laideur et l'antipathie qu'il renfermait en lui. Il se sentait protégé par cette attention qu'on lui portait, qui le faisais se sentir important, qui le faisait se sentir homme. Une personne authentique, avec un visage et une vie, un futur et des kilomètres d'années devant elle. Il se sentait à nouveau jeune et capable de tout, de dérober le monde pour le déposer aux pieds de Solange, et d'offrir toute sa personne à Tom et ses yeux brillants. Un renouveau, il craquelait les parois de sa coquille petit à petit, en en grattant la surface, pour laisser paraître un faisceau de lumière, celui de sa nouvelle vie.

[...]

- Parle-moi, Bill.

La voix du soldat était posée, alors qu'il s'était redressé sur le lit en gémissant, sa jambe le tiraillait de plus en plus. Il avait l'impression qu'elle menaçait de se détacher de son corps. Son brun l'avait supplié maintes fois d'aller voir un médecin mais ces paroles tombaient dans des oreilles sourdes. La vérité étant que l'ancien poilu avait été bien trop traumatisé par les images de mutilés qu'il avait vus en direct, et refusait de subir le même sort. Si tel était le cas il perdrait tout, les gens ne le complimenteraient plus sur son physique avantageux, on ne se retournerait plus sur lui dans la rue pour sa beauté, mais parce qu'il serait aussi dégoutant qu'infirme. On le qualifierait de blessé de guerre, et pas celui qui a perdu sa jambe au combat, non, le blessé prisonnier de sa souffrance qui perd sa jambe comme un arbre perd son excroissance quelques années après, le temps que ça tombe. Il refusait cette vie où il effrayerait les enfants et attiserait la pitié dans les yeux de chacun. Puis Tom avait encore son honneur. Il était bien enfoncé au fond de ses bottes crasseuses qui foulaient la terre de 1942 mais était bel et bien là.

Son homme était lui aussi là, la respiration haletante, sortant tout juste d'un terrible cauchemar. Bill ne s'était pas confié. Non pas qu'il n'en ressentait pas le besoin, mais il était persuadé que le regard si doux que Tom avait sur lui changerait après ses aveux. Peut-être qu'il se ferait plus en pitié, qu'il l'observerait comme un « pauvre déporté tatoué et malheureux » et plus comme son amant de toujours avec qui il voulait finir sa vie. Il refusait cette pitié nauséabonde et pourtant si humaine que tout le monde lui conférait, parce qu'il avait sous la peau tatoué un numéro venu tout droit d'Auschwitz. Il sursauta une énième fois, en cachant un sanglot sous les draps, en cachant sa peine sous un visage tout juste serré alors qu'il se tordait de douleur à l'intérieur. Tom le prenait dans ses bras réconfortant, en déposant des baisers pour lesquels il demandait l'autorisation d'un regard au préalable sur son front, son nez, la commissure de ses lèvres. Tout était absolument divin. Tout inspirait une tristesse absolue.

- J'ai... Quand je suis allé en camp...

Tom fut surpris de cette bribe de phrase, ce petit morceau de rien, cet extrait d'extrait qu'il venait d'entendre et qui avait déjà retourné son estomac, prometteur d'une terrible suite.

- J'ai dû lutter pour survivre. J'ai dû trouver des moyens sinon j'allais mourir seul. Mourir seul, mourir jeune. Il y avait des milliers de façons différentes de mourir. Des milliers de SS. Des souliers trop brutaux, des milliers d'armes braquées sur toi dès le matin lorsque tu dois chanter des hymnes que tu ne connais même pas par -3, nu et au milieu de milliers d'hommes nus, disciplinés, comme un troupeau docile, parce qui y'a ce cinglé qui va te tuer si tu bouges le petit doigt. Des milliers de tâches trop difficiles pour moi, pour mon corps de faiblard mon corps débile. Des milliers d'occasion de te faire tirer comme un lapin, de te faire insulter, brutalisé... Violé. Des milliers.

Les larmes qui coulent qui descendent le long d'une joue blanche et s'échouent sur un drap blanc.

- Ecoute maintenant parce que je ne pourrais pas le... Le redire... J'ai... Je voulais pas mourir je ne voulais pas Tom... Je... Je pensais à toi et j'ai... Je t'ai oublié même tu te rends comptes... ? Je t'avais oublié mon... Mon amour j'ai... Il m'ont... Il y avait cet homme et il est entré dans la pièce il m'avait isolé et je savais pas je te jure... Je voulais tellement survivre pour toi... Pour qu'on se mari dans nos têtes et qu'on lise encore des jolis trucs et... Et je voulais rentrer à la maison je pensais pas je te promet... Je voulais pas te... Je voulais pas qu'il... Il a baissé mon pantalon j'avais tellement peur je suis tellement désolé... J'ai pas eu le choix je devais être dur et fort et tenir parce que les faibles on les butaient... Y'avais cette fumée déjà cette cheminée et les corps qu'on nous disait de trimballer et les hurlements et les enfants... J'avais peur j'étais au-dessus encore de la peur, j'étais terrifié mon amour... Je ... J'ai pas aimé si tu savais comme j'ai pleuré cette nuit-là... Il venait de tout casser, tout ce que tu avais... Toute la marque que tu avais laissée sur mon corps... Il t'as dépossédé de moi... Il m'a déviergé de toi. Il...m'a...violé. Et des milliers d'autres...Sont passés... Après lui. Parce que j'étais la pute du camp.

La rage contre lui-même celle contre les SS celle contre l'injustice, celle contre son passé, celle contre cet homme celle contre le monde entier. Elle venait d'exploser aux oreilles de Tom.

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