Selena les regarda disparaître dans l'escalier et resta sur place quelques minutes, encore stupéfaite de les voir dans sa maison. Ari et Ian étaient restés dans le salon. Elle jeta un coup d'œil furtif dans leur direction. Celui avec le nez en sang était allongé sur le canapé, la tête relevée, plaquée contre un mouchoir. Ian, assis à côté, était droit comme un piquet, surement tout aussi embarrassé qu'elle vis-à-vis de la situation. Un silence gênant s'installa. Mieux valait s'occuper. Heureusement, les courses devaient encore être rangées. Elle n'avait jamais été aussi heureuse de se charger de cette corvée.
Après avoir déposé la bouteille de jus d'orange, Selena referma le réfrigérateur, dépitée. Elle avait pris tout son temps, en ne transportant qu'un paquet dans les mains à chaque fois. Elle n'avait maintenant plus rien à faire et son oncle n'était pas redescendu. L'ambiance pesante qui s'était allégée durant son rangement se réinstalla et cette fois, aucune tâche n'était disponible pour la sauver de ce malaise. Mieux valait sortir de la maison pour retrouver une atmosphère plus paisible.
Elle s'engagea en direction de la forêt. Les promenades en ce lieu la détendaient et elle en avait grand besoin en ce moment. Ce Will, qu'elle pensait ne jamais revoir était ici, chez elle. Comment connaissait-il Adrian ? Son oncle s'était bien gardé de lui dire que sa réunion était avec lui. Et qui étaient ces autres personnes ? De quoi pouvaient-ils bien parler ? Elle doutait que les légendes celtiques puissent intéresser des gens comme eux.
Plongée dans ses réflexions, Selena ne prenait pas garde au chemin emprunté ni au temps passé. Elle s'en rendit compte lorsqu'elle aperçut la lisière de la forêt. Elle s'arrêta tout de suite. Étrange. Comment était-elle arrivée là-bas aussi vite ? Maintenant qu'elle faisait attention à son environnement, elle ne reconnaissait pas l'endroit. Avait-elle découvert une partie cachée de Brocéliande ? Selena avança, piquée par la curiosité. Elle contourna un gros rocher et s'immobilisa quelques mètres plus tard. C'était en réalité une clairière. Une clairière qu'elle n'avait jamais vue. Que ce soit en personne ou sur les cartes. De plus en plus étrange...
Le changement de paysage était radical. L'air aussi pur que la montagne sentait les fleurs. L'herbe, grasse et verte, était moelleuse sous ses pieds. Elle avait colonisé la clairière entière tout en laissant de la place à des fleurs magnifiques et surprenantes. Elles ressemblaient beaucoup à des lys, à la différence près que leur cœur doré émettait une légère lumière. La plupart étaient blancs, mais quelques-uns possédaient des pétales aux couleurs éclatantes : bleues, roses, jaunes... Quelques rochers gris venaient surplomber la plaine et un petit ruisseau serpentait à travers le sol. En s'approchant du bord, Selena y aperçut de petits poissons aux couleurs très vives. Les écailles réfléchissaient le soleil et donnaient l'impression que des pierres précieuses vivantes nageaient sous l'eau. Selena n'avait jamais vu un endroit aussi beau. Elle avait le sentiment d'être entrée dans un conte de fées. Peut-être qu'en regardant attentivement, elle pourrait croiser l'une de ces petites créatures...
Selena cueillit une fleur et la flaira. Elle avait une odeur tout à fait singulière : subtile, légère, mais addictive. Elle l'enveloppa dans un mouchoir et la plaça dans l'une des poches de sa veste. Mél sera surement intéressée par elle.
Selena reporta son regard au loin. L'émerveillement faisait, petit à petit, place à de l'appréhension. Quelque chose n'allait pas. Il lui fallut du temps pour comprendre ce qui la gênait. Le silence. Trop lourd pour un endroit pareil. À part le son de l'eau qui s'écoulait et celui du vent, il n'y avait aucun bruit. Le chant des oiseaux et des insectes était absent. Ce n'était pas normal. Ce lieu qui l'avait émerveillée quelques instants auparavant la mettait de plus en plus mal à l'aise. Mieux valait qu'elle s'en aille. Selena regagna la forêt, presque en courant. Elle entendit alors un grondement sourd derrière elle. Elle tressaillit et, sachant qu'elle allait le regretter, se retourna en implorant le ciel de ne pas avoir affaire à un ours.
Elle aurait préféré...
Ce qu'elle avait pris pour un rocher bougea lentement. La forme qui était roulée en boule s'étira. À cette vue, le cœur de Selena rata un battement. Cette créature ne ressemblait à aucune bête connue. Plus grosse qu'un ours et couverte d'une fourrure grise, elle se tenait sur ses quatre pattes et fouettait l'air avec sa longue queue. Sa tête évoquait celle d'un loup. Ses oreilles dressées et allongées, ses crocs aiguisés dépassant de sa gueule entrouverte et son corps fin, athlétique et taillé pour se mouvoir rapidement, firent comprendre à Selena que cet animal était un redoutable prédateur. Il ne semblait pas l'avoir vue. Pour le moment.
Normalement, les animaux sauvages montraient de la curiosité ou de la méfiance envers les humains, et à moins de les provoquer, ils n'attaquaient pas. L'instinct de Selena ne lui disait pas la même chose. Au fond d'elle, elle le savait. Si elle ne fuyait pas, elle était morte. Elle recula doucement. Pas par pas. Ne pas faire de bruit. Surtout pas. Avec un peu de chance, cette créature ne la verrait pas. Seulement, la chance n'était pas une bonne amie. Le vent souffla dans le dos de Selena et emporta son odeur auprès de la bête. L'animal tourna la tête et ses yeux se posèrent sur elle.
Les jambes de Selena se mirent aussitôt en mouvement. Sans attendre la réaction du monstre, elle courut de toutes ses forces. Elle sortit rapidement de la clairière et rejoignit la forêt. Vu la taille de la créature, les arbres la ralentiraient. Selena l'entendait galoper et grogner. Elle augmenta la cadence. Vite. Plus vite. Où était la bête ? Loin ? Proche ? N'était-il pas juste derrière elle, prêt à lui sauter dessus ? Toutes ces questions se bousculaient, mais Selena ne se risqua pas à se retourner. Le sol n'était pas stable. Le tapis de feuilles glissait et la plus petite inattention pouvait la faire tomber.
Selena peinait à retrouver le chemin de la maison. La forêt avait changé. Elle qui s'en vantait d'en connaître les moindres recoins, était perdue. Les arbres, les rochers, tout était différent. Elle ne reconnaissait rien. La panique la gagna et sa respiration déjà haletante se raccourcit.
Soudain, son pied s'accrocha dans une racine. Elle trébucha. Selena entendit un craquement et plongea, tête la première, vers le sol. Celui-ci, instable, la fit basculer sur une pente feuillue qu'elle dévala en roulade. Le ciel et la terre tournoyèrent autour d'elle. Arrivée en bas du talus, Selena retint un cri. Une douleur aiguë lui coupa le souffle et l'étourdit quelques instants. Elle s'agrippa la cheville, comme si cela pouvait diminuer la souffrance.
Elle ne pouvait pas perdre de temps. Pas si elle voulait rester en vie. La créature pouvait réapparaitre à tout instant. Selena se força à se redresser et reprit sa fuite en boitant. Sa blessure à la poitrine la lançait. Du sang se répandait sur ses habits.
Selena aperçut au loin les deux chênes entrelacés. L'espoir la poussa à accélérer. Elle savait où elle était. La maison n'était plus très loin.
Elle entendit l'animal grogner. Il était proche. Selena avança péniblement. Sa cheville lancinante ne lui facilitait pas la tâche, mais le son des brindilles qui craquaient sous les pas du monstre l'incitait à ignorer la douleur. Selena priait pour qu'il ne l'atteigne pas.
« Encore un peu, s'il vous plaît, rien qu'un petit peu. »
La bête rugit alors. C'était un son abominable qui ressemblait au hurlement d'agonie d'une centaine de voix suraiguës.
Une atroce souffrance s'empara d'elle et Selena tomba à terre, comme une masse. Elle souffrait. Comme jamais. Son corps convulsait sous l'effet de la douleur. Son sang semblait bouillir dans ses veines. Tous ses sens, toutes ses pensées étaient concentrées sur le calvaire qu'elle endurait.
Le supplice s'arrêta tout à coup, aussi vite qu'il était apparu. Selena était allongée au sol, haletante et désorientée. Elle s'appuya sur le bras et redressa la tête. La bête était à quelques mètres d'elle. Elle avançait lentement, comme si elle savourait la vue de sa proie vaincue. Selena tremblait. Elle se mordit les lèvres. Elle n'allait quand même pas se faire dévorer sans rien faire ! Elle s'aida de ses mains pour se relever. Ses jambes vacillaient. Elle perdit l'équilibre et tomba en arrière. Le monstre marchait vers elle. Sa gueule entrouverte laissait échapper de l'écume. Selena recula. Il fallait qu'elle mette de l'espace entre elle et le prédateur. Ses yeux s'embuèrent. Elle ne voulait pas mourir. Pas maintenant ! Elle passa entre les arbres jumeaux. Elle devait continuer. Ne pas abandonner.
La bête s'arrêta alors et se prépara à bondir. Elle s'élança, crocs et griffes dehors, prête à dévorer sa proie. Un réflexe poussa Selena à se protéger de ses bras et elle cria. Le monstre traversa les arbres jumeaux et disparut aussitôt, sans laisser la moindre trace.
Selena mit plusieurs minutes à constater que l'animal était parti. Et qu'elle était toujours en vie. Elle entendait quelqu'un respirer à côté. C'était une respiration sifflante et saccadée. Ah, non. C'était elle. Son cœur tapait douloureusement contre sa poitrine. Et elle avait envie de vomir. Perdait-elle l'esprit ? Les larmes coulèrent le long de ses joues. Pourquoi pleurait-elle ? Par peur ou par soulagement ? À l'aide d'un tronc, Selena se releva et s'appuya dessus en gémissant. Elle voulait rentrer à la maison, à l'abri de toute cette folie.
Elle prit le chemin du retour. Du sang s'écoulait de sa blessure et son corps tressaillait à chaque appui sur sa cheville enflée. Selena flottait. Ou du moins, elle en avait l'impression. Sa vision se brouillait et les arbres tournaient autour d'elle. Elle allait s'effondrer d'un instant à l'autre, mais il fallait qu'elle tienne le coup jusqu'à la maison.
« Un pas, puis un autre ». Voilà ce que son esprit répétait, encore et encore. Selena aperçut la lisière de la forêt. Elle n'était plus très loin.
« Un pas, puis un autre ».
Le moulin n'était plus qu'à quelques mètres.
« Un pas, puis un autre ».
Elle entendit la voix d'Adrian crier. Des silhouettes courraient dans sa direction. Le soulagement l'envahit. Elle était en sécurité. Selena lâcha prise et glissa lentement dans l'obscurité.