Ce n'était pas possible ! Leftarm lui avait dit et répété combien les détenteurs du poeïr étaient rares, à présent ! Le gène s'était perdu, et pour lui, seul l'isolement génétique de sa planète expliquait qu'elle en soit dotée !
Pourtant, elle en avait un devant elle. Car là, il disait vrai : non seulement elle le sentait, mais maintenant qu'elle avait enfin compris, elle le voyait. Il avait bien l'espèce d'aura qu'elle avait appris à assimiler à Leftarm. C'était ça, ce sentiment de familiarité ! Pourquoi ne l'avait-elle pas compris plus tôt ?
Le Seigé était-il au courant ? C'était peu probable, d'autant plus que ce garçon ne devait pas être Wardom depuis longtemps. Mais... quelqu'un qui maîtrisait le poeïr, chez les Libertans... C'était une information capitale ! Il lui fallait absolument trouver le moyen d'avertir son employeur !
Un peu tardivement, elle réalisa que si ce jeune homme était effectivement Wardom, il pouvait alors suivre ses pensées. Elle barricada vivement son esprit – son entraînement avec Leftarm lui avait au moins appris cela, même si elle n'avait jamais vraiment réussi à lui cacher quelque chose, à lui – et observa plus attentivement son adversaire.
A son expression, elle sut qu'il avait compris qu'elle avait compris. Et il savait qu'elle était Wardom, cela ne faisait aucun doute... mais que savait-il d'autre ? Pouvait-il faire un lien avec le Seigé ? Avait-il suivi toutes ses pensées, depuis le début ? Bien peu de monde était au courant des curieuses aptitudes de son employeur, même s'il se plaisait à entretenir les histoires étranges qui circulaient à son sujet. Que savaient exactement les Libertans ? Quel piège était-ce encore ?
En tout cas, ce garçon était particulièrement stupide de se dévoiler ainsi devant elle, s'il avait compris ce qu'elle était et à qui elle répondait ! Réalisait-il le risque qu'il prenait ? Un instant, cette idée l'ébranla.
Enfin, le risque... pour l'instant, c'est encore moi qui suis prisonnière, pas lui !
Voyant qu'elle serrait obstinément les lèvres, le jeune homme secoua la tête, puis se releva.
— Tu comprends que tu ne peux pas rester ici. Tu es bien trop dangereuse pour nous.
— Je n'ai jamais eu l'intention de rester ici, de toute façon ! le défia-t-elle.
Ils y étaient donc... ! Cette étonnante révélation lui avait presque fait oublier, l'espace d'un instant, la vraie nature des Libertans. Avait-elle vraiment failli s'inquiéter pour le jeune homme en face d'elle, qui deviendrait une cible prioritaire du Seigé si – quand – ce dernier apprendrait ses dons ?
Mais en fait, le garçon était simplement venu essayer de la faire parler, jouant juste le masque de la complicité et du secret partagé ! Il n'avait pris aucun risque, en réalité ! C'était une ruse tellement grossière... dire qu'elle avait failli s'y laisser prendre !
Elle aurait dû être abattue, terrifiée. Elle se rendait compte qu'elle était surtout, toujours et encore, en colère. Contre ce gamin trop sérieux – il n'était probablement guère plus âgé qu'elle ! -, contre les Libertans, mais surtout contre elle, de s'être montrée si stupide, depuis le début, depuis qu'elle avait posé le pied sur l'Œil du Cyclone. A peine le Seigé lui confiait-il une mission – pas bien difficile, il fallait le reconnaître, juste rentrer par ses propres moyens sur Kivilis ! -, qu'elle échouait lamentablement... Et de quelle manière ! Capturée par les Libertans, échouant à s'évader malgré le poeïr, et manquant presque se laisser attendrir par un gamin convaincant !
Elle sentait obscurément que si elle laissait cette colère retomber, elle aurait tellement peur qu'elle serait incapable de faire un geste. Non ! Elle ne devait surtout pas penser !
Il est seul. Je dois en profiter avant qu'il ne soit trop tard !
Sans se donner le temps de réfléchir davantage, elle se leva et se précipita sur lui. Il para son attaque, comme s'il s'y attendait, ce qui était probablement le cas, et lui faucha les jambes, réussissant à la renverser sur le sol.
Incrédule, elle lutta pour essayer de se relever, mais elle se rendit tout de suite compte que quelque chose n'allait pas. Elle n'avait pas assez de forces pour contrer la prise ferme du jeune homme. Certes, il était un peu plus grand et musclé qu'elle, mais ce n'était pas ce qui l'arrêtait, d'habitude !
Elle réalisa que le rayon paralysant qui l'avait assommée avait également miné ses muscles, d'une manière ou d'une autre. Un effet secondaire ? Jamais encore elle n'avait été confrontée à pareil problème, mais il faut dire que la dernière fois où elle avait reçu un coup de paralysant total remontait à ce fameux soir où s'étaient révélés ses pouvoirs. A l'époque, elle n'avait pas eu à combattre tout de suite après.
Enfin, si... mais pas de cette manière !
Là, le jeune Wardom la plaquait solidement au sol, pesant de tout son poids, et malgré toute sa pratique, elle n'arrivait ni à se redresser ni à le renverser. Bien que grossières, il possédait des bases en techniques de lutte et ne se laissait pas faire. Elle se démena, mais comprit vite qu'il serait impossible de le déloger, en tout cas, pas dans son état !
Elle lança le poeïr contre son adversaire. La faiblesse psychique qui avait suivi son usage intensif, lors de son évasion, avait heureusement disparu, et ne semblait pas avoir été affectée par le paralysant. Elle tenta de prendre le contrôle de l'esprit du jeune homme, espérant desserrer son étreinte et le contraindre à la lâcher... mais là encore, il la bloqua !
Il n'avait pas le même toucher mental que Leftarm, mais il résista. Il contra l'assaut, sans un mot, fermement, plongeant les yeux dans les siens, refusant de céder un pouce de terrain, toujours couché sur elle, lui maintenant fermement les bras et l'empêchant de se relever.
Elle ne saurait dire combien de temps ils restèrent ainsi, arc-boutés l'un contre l'autre, physiquement et mentalement. La sueur perlait de leurs fronts tandis qu'ils se défiaient du regard, aucun ne cédant un pouce de terrain.
Soudain – combien de temps s'était écoulé, ils l'ignoraient – la porte s'ouvrit et Giles apparut. Devant la scène qui s'offrait à lui, sa main se porta instinctivement à son holster.
— Stop ! dit alors le jeune Wardom, sans que la jeune fille ne soit sûre qu'il s'adresse à elle ou au nouvel arrivant.
Il se releva soudain, une main en direction de Giles, comme pour lui intimer de baisser son arme. Se dégageant habilement, il resta les yeux rivés sur elle, gardant soigneusement ses boucliers mentaux relevés.
Elle rompit alors l'assaut mental, mortifiée, mais consciente qu'elle ne pourrait pas lutter contre les deux hommes en même temps, surtout dans son état, et surtout après l'effort psychique qu'elle venait de faire. Elle se releva lentement, les défiant tous deux du regard.
— Je peux savoir à quoi tu joues ? s'étrangla le pilote en regardant le jeune homme.
Mais son sourire en coin fit brusquement rougir Claire. De colère, pensa-t-elle.
— Oh, nous avions juste une petite discussion, répondit le Wardom.
— Tu te fous de moi ?
— Non, pas du tout, répliqua l'autre sans le regarder, les yeux toujours fixés sur Claire.
Il paraissait si calme, si serein, qu'elle eut brusquement envie de le frapper. Enfin... encore plus qu'avant !
Il avait un air innocent, si jeune, si vulnérable – un vrai jayn lui aussi, dans le plus pur sens du terme ! - et pourtant, il venait de lui démontrer avec brio qu'il était beaucoup plus puissant qu'il ne le paraissait. Il la fixait comme s'il lisait en elle, comme s'ils partageaient quelque chose et qu'elle ne le savait pas encore.
Comme s'il avait quelque chose à m'apprendre ! Pour qui il se prend ? Si je ne l'ai pas envoyé au tapis, c'est juste que j'étais pas en état ! Il a eu de la chance, et c'est tout !
— Je dérange, peut-être ? s'enquit mielleusement Giles en voyant qu'aucun des deux ne lui répondait ni ne le regardait, se défiant toujours du regard.
— Qu'ont-ils décidé ? demanda alors le jeune Wardom, en détournant finalement les yeux et fixant le nouvel arrivant – mais toujours attentif au moindre geste de sa part, elle le sentait -.
— Tu étais censé te trouver à la réunion, tu sais ! répliqua l'autre.
— J'avais d'autres choses à faire.
— Tu m'étonnes ! railla le pilote. Je suis sûr que ta Kuria Dadellei sera ravie de voir en quoi consistaient tes priorités, Marc !
— Va au fait, Giles, déclara le jeune homme avec ce qui ressemblait à de la lassitude.
— Il y a eu un sacré débat, tu peux me croire ! En tout cas, tu seras ravi d'apprendre que tu vas jouer les nounous encore un moment. Mais à ce que je viens de voir, insinua-t-il, ça n'a pas l'air de te déplaire plus que ça... Toi, tu ne bouges pas ! fit-il brusquement en la voyant esquisser un geste vers la porte.
Elle croisa ostensiblement les bras et répliqua :
— On ne vous a jamais dit qu'il était malpoli de parler des gens en faisant comme s'ils n'existaient pas ?
— Et qui a eu le dessus ? demanda son adversaire à Giles, ignorant l'interruption.
— Dadellei, bien sûr, répondit le pilote en levant les yeux au ciel. Elle sait être très persuasive, quand elle le veut, non ?
— Et donc, c'est pour quand ?
— Demain, révéla le contrebandier, inclinant la tête avec un petit sourire mauvais vers Claire.
Un poing se resserra brutalement sur le cœur de la jeune fille. Non !
— Et toi... que comptes-tu faire ? s'enquit alors le jeune Wardom, ignorant toujours Claire.
— Bah... Jissée et les autres ne repasseront pas avant au moins trois décades, donc... Je pense que vous allez me supporter encore un moment.
— Et le Conseil... ?
— Ta patronne a décidé qu'il y avait plus important, fit le contrebandier en indiquant de nouveau la jeune fille d'un signe de tête.
— Quand vous aurez fini de vous échanger les derniers potins, persifla-t-elle d'un ton sec, vous pourrez peut-être me mettre au parfum... Enfin, si ça ne vous dérange pas, bien sûr !
Elle leur tourna le dos et retourna s'asseoir sur sa paillasse, cachant sa terreur sous la colère. Elle n'en avait plus pour longtemps... le contrebandier l'avait dit : son sort serait réglé le lendemain !
Mais ils ne perdaient rien pour attendre : elle ne se laisserait pas exécuter sans combattre ! D'ici là, elle aurait suffisamment récupéré pour leur montrer de quel bois elle se chauffait !
Giles l'étudia du regard, puis se tourna vers le jeune Wardom.
— Charmante, ta nouvelle amie. Si patiente !
— Arrête de jouer avec elle...
— Moi, jouer ? Je n'ai pas eu voix au chapitre, mais tu sais très bien ce que j'en pense.
— Et pourtant, tu nous accompagneras, n'est-ce pas ?
— Il faut bien qu'il y ait quelqu'un avec la tête sur les épaules, dans votre fichue affaire ! Ta Camyl peut bien dire tout ce qu'elle veut, c'est une énorme erreur, tout ça, et je ne laisserai pas mon frangin tout seul dans ce...
— Je n'ai pas besoin de toi ! coupa brutalement le jeune homme.
Ils échangèrent un long regard de défi. Claire, quant à elle, haussa un sourcil, mais ne se retourna pas. Ah, tiens ? Ils étaient frères, ces deux-là ? Intéressant... Elle rangea cette révélation dans un coin de son esprit, afin de pouvoir l'examiner à loisir plus tard.
A la réflexion, effectivement, il y avait peut-être un air de famille, entre le flamboyant et sarcastique pilote à la tenue tapageuse, et le déroutant jeune Wardom. Quelque chose dans les yeux, peut-être...
Et puis alors ? Qu'est-ce que ça peut bien me faire, qu'ils soient de la même famille ? Rien à cirer de leur vie !
Une seule chose importait : tout serait fini dès le lendemain ! Elle devait absolument trouver un moyen de leur fausser compagnie au plus vite !
Une chose était sûre : elle ne leur montrerait pas sa peur. C'était hors de question.
Ils veulent jouer ? Ils vont le regretter !
— Non... il y aurait donc quelqu'un d'intelligent dans le lot ? railla-t-elle.
Elle dorlotait sa rage. Seule la colère l'empêchait de s'effondrer et de pleurer de terreur.
— Si ça ne tenait qu'à moi, répondit durement le pilote, on te foutait dans un sas et on ouvrait la porte. Et bon débarras !
Alors qu'elle se retournait, s'apprêtant à répliquer, le jeune Wardom intervint :
— Nous sommes plus civilisés qu'il veut le faire croire. Nous...
— Oh, je vois, le coupa-t-elle. J'aurais le choix entre le bûcher et la guillotine, c'est ça ?
Sans doute personne n'avait-il entendu parler de guillotine dans ces contrées – quoique, ça avait sûrement été inventé ici aussi - mais l'autre comprit quand même le sens général. Il parut choqué.
— Vous ne croyiez quand même pas que nous allions vous exécuter ?
Elle allait répliquer, mais ses mots ne franchirent pas ses lèvres. Qu'avait-il dit ?
— Enfin, comment avez-vous pu penser une chose pareille ? s'indigna-t-il. Nous ne sommes pas des barbares, quand même !
— C'est une erreur, à mon avis, commenta froidement Giles. Je te le dis, elle n'amènera que des ennuis. Je l'ai dit depuis le début, d'ailleurs !
— Nous vous emmènerons demain dans un endroit plus sûr, expliqua calmement le jeune Libertan, ignorant son frère. Comme ça, nous pourrons prendre le temps de discuter de... tout ça.
Il avait commencé par dire autre chose.
— Ouais. Ça s'appelle un bagne, traduisit le contrebandier d'un air mauvais.
— Arrête, s'agaça le jeune homme avant de revenir à elle. Un endroit plus sûr, pour vous comme pour tous ceux qui vivent ici.
— Où ça ? ne put-elle s'empêcher de demander.
— Ne me prenez pas non plus pour un imbécile, répliqua le jeune Wardom, plus sèchement. Nous partirons demain. Maintenant, si vous voulez bien nous excuser...
Il fit signe à l'autre de sortir et lui emboîta le pas. Sur le pas de la porte, il se retourna.
— N'espérez pas pouvoir vous échapper... Vous me prenez peut-être pour un idiot, mais je serai là à vous surveiller si vous tentez quoi que ce soit pendant le transfert.
— Oh, railla-t-elle. Je suppose que je dois avoir peur.
— Non. Mais tenez, je vais vous donner de quoi vous occuper jusqu'à ce qu'on parte.
— Trop aimable.
— Demandez-vous pourquoi vous avez cru que nous étions assez barbares pour tuer nos prisonniers.
Avant qu'elle n'ait pu répondre – dieux, qu'il l'énervait avec son air je-sais-tout ! – la porte se referma.
Elle aurait la vie sauve, soit. Mais se retrouver en esclavage – car ça ne pouvait être autre chose, connaissant les pratiques des Libertans – ou torturée pour lâcher des informations – « discuter », quel euphémisme ! – ce n'était pas forcément mieux.
Et comment s'évader, si quelqu'un doué du poeïr la surveillait ?
Elle devait être née sous une mauvaise étoile. De tous les Libertans, il avait fallu qu'elle tombe sur ceux-là.
Mais rira bien qui rira le dernier !