-Yo.
Je sursautais violemment, et en lâchait les linges que je venais de ramener après ma lessive. Je n'avais plus eu à faire la lessive moi même depuis mes études, mais j'avais découvert, durant ces longs mois d'attente insupportable et de stress insoutenable, que le travail ménager était un excellent moyen de détourner mon esprit de tous mes soucis tout en faisant quelque chose de productif. Cependant, Sang semblait avoir décidé de venir mettre un arrêt à ma tranquillité en surgissant de nulle part, à son habitude.
-Joder! Arrête de faire ça! M'exclamai-je.
-C'est pas volontaire. Se défendit-elle.
-Entre par la porte après avoir toqué, comme tout le monde!
-Disons que je ne voulais pas forcément que ton amie suomen entende le contenu de notre conversation. Pas avant que j'en ai discuté avec toi, en tout cas.
Je détaillais le visage de Sang, avec sa beauté singulière et l'étrange lueur qui semblait luire dans son regard. De quoi voulait-elle parler, au juste? L'enquête qu'elle menait avec Santoni semblait piétiner, au point que ce dernier préférait désormais rester en compagnie des suomen qu'ils craignait pourtant tellement plutôt que de suivre les trajets alambiqués de Sang, dans ce qu'il avait décrit comme "une perte de temps monumentale".
"L'Ogre s'est enfuit avec des traditionalistes. Avait-il grogné. Comme si on avait besoin de plus de preuves de leur implication. Il faudrait chercher ce fou furieux et le descendre plutôt que de fouiller de vieux entrepôts désaffectés"
Je n'avais évidemment pas pu lui dire que Sang cherchait une personne en particulier. Ni évoquer toute la dimension ésotérique que semblait avoir pris l'organisation criminelle du Réseau. Toujours était-il que Sang, elle, n'avait pas cessé son enquête. Que pouvait-elle donc avoir découvert?
-Qu'y a-t-il de si important? Demandai-je. Ta piste a fini par donner quelque chose?
-J'ai tenté de retrouver la trace de ceux qui ont tué Moh'lag, et c'est chose faite. Déclara-t-elle.
-Parfait! Il faut les interroger! Leurs révélations montreront aux traditionalistes que la mort de Moh'lag n'était pas de notre ressort.
-Ca risque d'être difficile. Disons que quand je les ai trouvés, leurs corps avaient déjà été bien grignotés par les poissons de la Seine.
-Mierda! M'énervai-je.
Tout ce qui comptait à cet instant, était d'empêcher l'Ogre ou les Traditionalistes de venir jouer les troubles fêtes entre les deux tours de l'élection, ou même de tenter de s'en prendre aux élus une fois celles-ci terminées. Il fallait trouver un moyen de les séparer... mais nous ignorions à vrai dire si les affaires entre les deux organisations avaient continuées après la mort de Moh'lag. Tout n'était que question de prudence, mais la situation actuelle ne prêtait pas à beaucoup d'espoir, l'enquête de Sang et Santoni butant depuis maintenant un long moment.
-Et le nom de l'acheteur? Cette piste n'a mené à rien de concluant.
-Pas dans le sens où je l'imaginais, en tout cas. Répondit Sang. Le nom de code Sheitan utilisé par notre acheteur mène a un simple détective privé, un certain Grimeau, ayant des liens louches avec le Réseau, et que Santoni avait déjà dans son viseur.
-C'est le détective que Julian avait engagé pour enquêté pour trouver des infos sur mon enlèvement. Grognai-je. Il se doutait que c'était un agent du Réseau.
-C'est visiblement le cas, mais il n'est qu'un sous fifre de bas niveau et ne sais rien d'autre que ce que je savais déjà, et je ne pense pas qu'il ait quoi que ce soit à voir avec Satan.
-C'est une bonne nouvelle, non? Demandai-je. Ca veut dire qu'elle n'a probablement rien à voir avec le Réseau?
-Peut être. Admit Sang. Je me doutais de toute manière qu'elle ne se serait pas abaissée à travailler pour quelqu'un d'autre. Mais... c'était plus ou moins la seule piste simple que j'avais, alors j'aurai préféré qu'elle mène à quelque chose.
-On y peut rien. Concluais-je. Si tu souhaite partir pour continuer ton enquête ailleurs, je ne t'en voudrai pas.
-Oh jsuis pas venue te dire que je partais. Me rassura-t-elle. J'ai bien trouvé quelque chose vis à vis de ce nom de code.
Ayant ramassé le linge que j'avais fait tomber lorsqu'elle m'avait faite sursauter, je le posai sur le lit et croisais les bras en la regardant. Si elle n'avait ni info sur les meurtriers d'Hen'Ruay ou sur la planque de l'Ogre, je ne voyais pas vraiment ce qu'elle pouvait avoir trouvé d'important. Mais c'est là que je me trompais, et que je réalisai que j'avais quelque peu sous estimé ses capacités.
-Tu te souviens ton enquête sur le Réseau? Commença-t-elle. Celle qui a mené à l'emprisonnement de l'Ogre?
-Bien sûr que je m'en souviens. Grognai-je. Comment oublier toutes les horreurs qu'il a commises? Et dire que cette pourriture est de nouveau dehors... ça me fait frissonner.
-Vous aviez reçu des information de la part d'un membre et client du Réseau qui avait retourné sa veste, je me trompe?
-Oui, Marc Lange. Qui était également... un ami de mon ex-mari. Enfin, avant qu'il découvre son goût pour les très jeunes filles...
-Et si je te dis que son nom de code au sein du Réseau était Sheitan?
Je restai pantoise un court instant, avant de me reprendre.
-J'imagine que Santoni t'as dit que Grimeau et Lange se connaissaient. Il doit tenir son pseudonyme de là, mais rien de plus. Lange est derrière les barreaux depuis le temps où l'Ogre s'y est lui aussi retrouvé. Ce n'est pas parce qu'il a trahi ses pairs que ses exactions pédophiles et criminelles lui ont été pardonnées. Simplement... allégées. Et après les menaces dont il a été la cible, et les tentatives d'assassinat dont il a été victime dans les différents centre d'internement où il s'est retrouvé, il ne retournera clairement pas lécher les botte de l'Ogre. Il se ferait tuer.
-Comme je le pensais, ouais. Acquiesça Sang. Je me suis autant attachée à ce pseudonyme parce que c'est l'un des nombreux noms que Satan a pu porter en tant que surnom. Satan, Alice, Sheitan, Abysse, tous ces genres de joyeusetés. J'ai donc supposé en voyant ce nom qu'il pouvait s'agir d'elle, où, en tout cas, de quelqu'un l'ayant connu. Comme je te l'ai dit, cette piste n'a mené à rien, et le mec qui a acheté tous ces produits n'a jamais entendu parler d'elle et n'a aucune idée du lieu où se trouve l'Ogre. Cependant, grâce à lui, j'ai pu mettre la main sur d'autres transactions effectuées sous le même pseudonyme, des achats d'armes, drogues, molécules illégales et même... une grande quantité d'explosifs. Mais ces transactions là datent d'il y a plus de huit ans.
-Les transactions de Lange? Au nom du Réseau? Mais... le dossier de son emprisonnement a conclut que sa participation active à la gestion du Réseau était relativement faible! Qu'il était simplement... un client de grande confiance, et un partenaire de business occasionnel. Pas un agent du Réseau faisant des transactions illégales pour eux.
-Il faut croire qu'il n'a pas dit toute la vérité sur ses activités criminelles. Répondit Sang en haussant les épaules. Ca a dut jouer dans le temps qu'il a pris derrière les barreaux, personne ne va se faire enfermer pour le plaisir. Mais si jtai apporté ça, c'est pas spécifiquement pour que tu fasses refaire le procès de ce mec, mais plutôt pour ce qu'il a acheté qui m'a quelque peu faite tilter. Le reste est assez classique pour un réseau de contrebande, mais ça... cet explosif là est particulièrement cher parce que difficile à produire, mais terriblement puissant. Et ils en ont commandé beaucoup... ya bien de quoi faire sauter une banque, si le rapport de transaction dit vrai. S'ils les avaient déjà utilisée, on en aurait entendu parler. Il est possible que le Réseau ait encore à sa disposition tous ces explosifs, et qui sait s'il ne s'en serviront pas une fois adossés au mur. Plus nous les poussons dans leurs retranchements, moins ils hésiteront à faire usage de telles méthodes.
-Des... explosifs, tu dis? Assez pour faire sauter une banque?
Mon cerveau se mit à cogiter à deux cent à l'heure. Quelque chose me titillait dans ce que Sang venait de m'apprendre, sans que je ne parvienne à mettre le doigt dessus. Je n'avais entendu parler d'aucun braquage de banque de cette ampleur au cours des dernières années, et aucune des perquisition lors de la première chute du réseau n'avait fait état d'une telle armada destructrice. Le Réseau faisait dans la contrebande, peut être la marchandise avait-elle été vendue? Ou bien... ou bien...
Une phrase me revint à l'esprit, et ce fut le déclic. Une petite phrase, prononcée par la voix qui m'était la plus chère au monde, quelque mois plus tôt. Lorsque j'avais discuté avec Nokomis de mon enquête sur le Réseau, elle m'avait demandé si l'organisation traitait dans le trafic d'arme, et plus particulièrement celui d'explosif. J'avais compris quel était le sens de sa question, même si je n'avais pas relevé à l'époque, car c'était une possibilité que je ne voulais lui infliger : celle que le Réseau ait fourni aux terroristes de Ten Mak'ol les explosifs dont ils se servirent pour détruire les bâtiments dans lesquels sa famille et ses amis se trouvaient. Nokomis était particulièrement sensible à l'évocation du massacre qui avait détruit sa vie, et j'avais pensé que lui dire que telle ou telle organisation avait pu vendre les explosifs aurait risqué de la lancer dans une croisade que les forces de l'ordre avaient déjà explorée en profondeur.
Mais c'était avant que je rencontre Sang. Avant que ses arguments sur l'Ogre ne fasse mouche. Avant que je n'apprenne que le Réseau avait, de longue date, conspiré pour attiser les flammes du conflits suomen, et œuvré pour leur affaiblissement, voir leur destruction. Avant que je ne sache que le Réseau aurait pu commanditer ce crime haineux, tout en graissant les bonnes pattes pour que l'enquête piétine et fasse s'embraser le sentiments d'injustice et d'abandon ressentit par les suomen. Mais désormais je le savais... et à la lumière de ces éléments, le récit du massacre de Ten Mak'ol prenait une toute autre teinte. Une teinte encore plus sombre, quand bien même je n'avais pas cru cela possible...
Il était possible que le massacre de Ten Mak'ol ait été commandité par la même personne qui avait fait en sorte de geler l'enquête et créé ainsi les conditions parfaites aux divisions internes... Une rencontre avec Marc Lange allait s'imposer. Mais ça n'allait pas être simple à mettre en place.
***
D'abord le déterrement d'Hen'Ruay. Puis le passage en force d'une loi supprimant la criminalisation des funérailles suomen. La libération des suomen n'ayant pas de casier. L'autorisation de visites dans les prisons hautes sécurité pour suomen. Le retrait de permis de constructions accordés sur les terres suomen. Et pour finir, la restitution d'anciennes dépouilles qui n'avaient jamais pu être dérobées. Jusqu'au bout, le gouvernement avait tout tenté pour couper l'herbe sous le pied de l'opposition. Jusqu'au bout, ils avaient voulu minimiser leur implication active dans la discrimination des suomen, justifier les mesures liberticides prises à leur encontre, mais n'avaient été capables, même sous la pression populaire, de ne prendre que des demi mesures pour s'assurer de ne pas s'aliéner la part importante de leur électorat hostile aux suomen. Pour reprendre une expression bien française, ils avaient le cul entre deux chaise, et tout le monde en était conscient. Dans la débâcle d'une défaite prévue par la majorité des sondages, ils avaient tenté le tout pour le tout, et s'y étaient brûlé les ailes. Du moins, c'était ce que chacun d'entre nous espérait en cette soirée électorale de premier tour. J'avais réuni une grande partie des personnes ayant sculpté ma vie au cours des derniers moi dans mon appartement, où nous suivions nerveusement l'avancée de la soirée sur le grand écran de téléviseur.
Le vieil Ab conversait gaiement avec Sang dans la cuisines, pendant que celle-ci sirotait l'une de ses bières favorites, le tout sous l'œil réprobateur d'Ad'ehko, assis sur le fauteuil tandis que je me tenais sur le canapé avec Da-jee-ha et ses guerriers. Pietro, quant à lui, discutait passionnément avec Santoni d'un sujet apparemment pointu à la table à manger, mais, à ma grande surprise, le Corse semblait terriblement intéressé et dévorait les paroles du chercheur avec avidité. Malgré l'apparente ambiance détendue, chacun ressentait cette tension propre à l'attente, à la conscience que les dés sont déjà jetés et que nous avions déjà fait tout ce qui était en autre pouvoir. Mais cela allait-t-il être suffisant? Tout ce dont nous avions besoin, c'est d'un second tour entre le président sortant et le chef de l'opposition. Il n'était pas possible d'exclure la possibilité que notre champion soit sorti de la course dès ce tour ci, cependant... auquel cas tous nos efforts seraient réduis à néant. Toute la rancœur accumulée qui s'était apaisée sous ce rayon d'espoir exploserait. Et toutes les attentes placées, tous les désirs inassouvis, resteraient lettre mortes jusqu'aux prochaines élections, à la prochaine tentative, où il faudrait tout reprendre de zéro. Le simple fait d'y penser me faisait frissonner.
Lentement, l'heure fatidique approcha, ne nous laissant de moins en moins d'opportunité de faire mine d'ignorer ce qui allait se passer. Les minutes s'écoulaient, longues comme des années, tandis que mon coeur s'accélérait de plus en plus et que mon esprit était de moins en moins capable de suivre la conversation que nous avions. Derrière nous, autant le vieil Ab que Pietro s'étaient tus, tous les deux bien plus conscients de l'importance du moment que leurs interlocuteurs. Tous les regards étaient fixés vers les pixels lumineux de l'écran LCD, sur lequel les présentateurs meublaient autant que possible le temps d'antenne à quelques minutes de la grande annonce. Et, finalement, ce fut le grand moment. Les visages de tous les candidats commencèrent à défiler sur l'écran, les uns après les autres, accompagnés d'une citation de leur part.
-Est-ce qu'ils apparaissent dans l'ordre du nombre de voix? Demandai-je d'une voix où perçait l'inquiétude.
-Je l'ignore. Admit Ad'ehko. Mais si tel est le cas, alors... nous avons nos chances.
En effet, le visage du candidat de l'opposition était le dernier à être apparu, juste après celui du président sortant. L'écran se noircit, et la voix du journaliste résonne.
"Voici les visages des deux candidats qui iront au deuxième tour"
Une explosion de joie retentit dans le salon, tandis que je tentais de maintenir une forme de calme mature, cachant bien mal le soulagement profond que je ressentais. Comme les sondages l'avaient prévus, le deuxième tour serait un duel entre le président sortant et le chef de l'opposition. Mais, mieux que ce que nous avions imaginé, ce dernier l'emportait déjà en pourcentage de voix sur son adversaire dès le premier tour, avec plus de 30% des voix contre 24% pour le président sortant. C'était un gouffre, un écart probablement impossible à combler même avec le deuxième tour...
-Ukko soit loué! S'exclama Ad'ehko en serrant le vieil Ab dans ses bras avec force.
Je souris également. Ce n'était pas encore terminé, il restait encore le deuxième round deux semaines après celui-ci. Mais désormais, tout était possible. Tout semblait atteignable. Et cette utopie que j'avais touché du doigt semblait chaque instant un peu plus tangible.