Chapitre 25

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Lilith traçait sa route à vive allure, se jouant des rochers et des racines à peine visibles dans le jour naissant. Kathy luttait pour ne pas se laisser distancer. Son sac lui sciait les épaules et elle avait l'impression que sa gorge se remplissait peu à peu de coton. Parfois, un détail du paysage attirait son attention : un sapin plus haut que les autres, à l'écorce boursouflée par les coulures de résine. Un rocher, qui n'était pas sans évoquer une tête d'ours. Des fougères majestueuses, dans lesquelles elle aurait pu se cacher sans souci. À chaque fois, un frisson la secouait. Elle reconnaissait les lieux, et ses pieds crevaient d'envie de foncer dans la direction opposée. La transpiration coulait à présent en longues rigoles dans son dos, autant due à l'effort physique qu'à un malaise grandissant. Parfois, sa vision se réduisait à un tunnel obscur, au bout duquel dansait la flamme de la chevelure de Lilith, seule lueur qui lui permettait de continuer. De temps à autre, celle-ci se retournait pour s'assurer qu'elle suivait bien. À moins qu'elle ne perçoive son envie de fuir. Elle lui souriait pour l'encourager, mais son regard trahissait son inquiétude. Sans doute craignait-elle que la chimère tapie dans ses gènes la domine à nouveau. Cela n'arriverait pas. Pas ici, pas aussi près du but.

Ses mains se cramponnèrent aux bretelles de son sac à dos comme à des cordes jumelles qui pouvaient l'empêcher de trébucher. Elle devinait que Gordon et Christobald suivaient sans peine le rythme infernal. D'eux quatre, elle était la plus susceptible de les ralentir ou de trahir leur présence. D'ailleurs, elle faisait tant de bruit, qu'elle n'entendait plus qu'elle : son souffle court, le froissement de ses vêtements, le rugissement de son sang dans ses oreilles. Un grizzli aurait foncé sur elle qu'elle ne s'en serait aperçue qu'une fois ses crocs enfoncés dans sa cuisse.

Elle était tellement prise dans ses pensées qu'elle manqua de s'écraser dans le dos de Lilith qui s'était arrêtée au sommet d'un escarpement rocheux. Elle se décala pour venir se placer à ses côtés et eut l'impression de recevoir un direct en plein visage. Le monde tourbillonna, une nausée tordit son ventre. Elle ne se rendit compte qu'elle s'effondrait sur elle-même que lorsque les mains de Gordon la soutinrent pour qu'elle ne percute pas le sol.

Elle se retrouva assise sur une souche, la tête entre les jambes.

— Ferme les yeux et respire, murmura le vampire. Ça va passer.

Elle se contenta de faire ce qu'il lui disait. Le panorama qu'elle avait découvert restait gravé sur ses paupières. Une vallée encaissée, un semblant de route forestière creusée de nids de poule et semée de hautes herbes. Et la falaise. Cette falaise abrupte qu'elle connaissait si bien. Elle avait passé des années dans cette montagne. Elle n'avait vu la lumière extérieure qu'à une poignée de reprise. Le reste du temps, elle était enfermée dans ces couloirs baignant nuit et jour dans la clarté crue des néons. Malgré l'éboulement qui bloquait l'entrée et défigurait le site, elle était certaine de se trouver au bon endroit.

— Personne n'est venu ici depuis longtemps, déclara Christobald d'une voix lointaine. Les signatures vitales ont presque disparu.

— Je partage ton avis, approuva Gordon. Les seules odeurs mobiles que je capte sont celles d'animaux. Lilith ?

— Pareil.

Ces paroles apaisèrent Kathy. Quoi qu'ils découvrent à l'intérieur, ceux qui lui avaient fait tant de mal ne s'y trouvaient plus. Elle ne risquait plus rien. Lentement, elle se redressa. Une détermination farouche brillait dans son regard lorsqu'elle lança :

— On y va ?

Christobald secoua la tête.

— Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, fillette, la falaise s'est effondrée devant l'entrée...

— Ce n'est pas naturel, annonça Gordon. Ils ont utilisé des explosifs. Ils ne voulaient vraiment pas que quelqu'un visite les lieux après leur départ.

Il se tut, pensif. Kathy sentit son cœur se serrer.

— Alors on fait demi-tour ? demanda-t-elle d'une petite voix. On abandonne ?

— C'est le plus... commença Christobald.

— Tu plaisantes ? lança Lilith comme si elle ne l'avait pas entendu. J'ai toujours rêvé de visiter un complexe anti-exogènes sans y être conduite ficelée comme un rôti. Hors de question de rater cette occasion.

— Les instructions de la Légion sont claires, intervint Christobald. Aucune reconnaissance en lieu ennemi ne peut être réalisée avant d'en avoir reçu l'autorisation. Nous repartons. Immédiatement.

Gordon et Lilith échangèrent un regard. Kathy eut presque l'impression de les voir jouer une partie expresse de « feuille-caillou-ciseaux ». Le succube détourna les yeux le premier.

— Non, énonça simplement Gordon. Si tu veux foutre le camp, sens-toi libre de le faire. Mais Kathy, Lil' et moi, nous allons entrer là-dedans.

Le nécromancien haussa les épaules et un demi-sourire sardonique étira ses lèvres.

— J'étais certain que tu dirais cela. J'étais aussi certain que tu userais de grossièreté. Je consigne donc que vous désobéissez au règlement. Tu sais ce que cela vous coûtera ?

— J'en assumerai pleinement les conséquences, ne t'inquiète pas pour moi. Et je prends le fardeau de Lilith sur mes épaules.

— Gordon, non ! s'exclama-t-elle.

Une expression espiègle traversa son visage.

— Trop tard, ma chère.

— J'en prends note, annonça simplement Christobald.

Kathy ne saisissait pas vraiment ce qui se jouait ici, mais l'air contrarié de Lilith lui soufflait que Gordon risquait de payer cher ce qu'ils s'apprêtaient à faire.

— On peut aussi rebrousser chemin et attendre le feu vert de la Légion, osa-t-elle.

— Non, dit Gordon. Je suis prêt à parier mes canines que si nous revenons plus tard, tout ce qui pourrait être intéressant aura disparu. Tu nous attends dehors, Christobald ?

Celui-ci secoua la tête dans un geste de dénégation.

— Je suis le responsable de mission. Je vous accompagnerai donc, mais uniquement parce que vous ne me laissez pas le choix.

— Alors vient nous aider à déblayer, ô grand supérieur hiérarchique.

L'espace d'un instant, Kathy craignit que Christobald ne transforme Gordon en zombie, puis le nécromancien éclata de rire.

— Je comprends de mieux en mieux pourquoi la Légion peine toujours à t'attribuer un coéquipier, Gordon.

Le vampire se fendit d'une révérence parfaite avant de sauter au bas de l'escarpement rocheux. En deux secondes, il avait rejoint l'éboulement. Quarante-cinq minutes plus tard, un passage étroit avait été dégagé. Il menait à une porte d'acier épaisse d'au moins dix centimètres.

Impossible d'entrer sans la découper au chalumeau, songea Kathy.

— Lil', fit Gordon, à toi l'honneur.

La flamberge du succube apparut dans ses mains. Son armure s'était aussi matérialisée, la nimbant d'une aura couleur de bronze liquide.

— Reculez, leur intima-t-elle.

Dès qu'ils eurent obéi, elle se concentra. Kathy vit la lame de l'épée rougir de plus en plus intensément, jusqu'à émettre une chaleur qui la heurta comme une vague. Alors, Lilith plongea son arme jusqu'à la garde dans l'acier de la porte et découpa une ouverture assez haute et large pour qu'ils n'aient pas à se baisser pour la franchir.

Le panneau s'effondra vers l'intérieur dans un bruit de ferraille qui résonna longuement.

Si la moindre créature hantait encore les lieux, elle était prévenue de leur arrivée.

Exogènes - Le sang de la lignéeWhere stories live. Discover now