Chapitre 22

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Il avait suffi à Lilith d'un regard coulé dans le rétroviseur central pour reconnaître l'exotype affiché par Kathy. Lorsqu'elle sentit l'attention de Christobald peser sur elle, elle réalisa qu'elle s'était crispée derrière le volant. Elle se força à relâcher ses doigts, à retrouver sa sérénité. Mais c'était difficile, au vu des circonstances.

— Je me gare ? lança-t-elle à la cantonade.

Ils arrivaient à la station de téléphérique de Zinal.

— Trouve une place qui permettra un départ rapide, confirma Gordon.

Elle fit le tour du petit parking pour dénicher l'emplacement idéal. Une dizaine de voitures étaient éparpillées sur le bitume. Le soleil se couchait, projetant l'ombre de la montagne sur eux. Alors qu'à l'ordinaire, elle préférait les ténèbres à la lumière, aujourd'hui, celles-ci pesaient sur sa peau comme une menace. Au second passage, elle se gara sur une place pile en face de la sortie. Elle coupa le moteur.

Gordon brisa le silence qui régnait dans l'habitacle :

— On se change et on y va.

Ils descendirent sans un mot. À tour de rôle, dissimulés entre les portières ouvertes, ils enfilèrent les vêtements qu'ils avaient achetés dans la matinée.

Lilith eut un drôle de sentiment d'inversion : autour d'eux une poignée de randonneurs de retour de la forêt troquaient leurs chaussures de marche boueuses contre des baskets, tandis qu'ils s'équipaient pour une mission dont ils ignoraient la dangerosité. Elle observa Kathy à la dérobée. Celle-ci avait repris son aspect habituel et ne semblait pas se comporter de manière différente.

Était-ce réellement possible que des exotypes incompatibles en temps normal cohabitent dans son enveloppe à l'apparence si banale ? Et surtout, comment les forces anti-exogènes avaient-elles réussi à recréer une race disparue depuis des millénaires ? À quel prix ? Ceux qui avaient mené ces expériences jouaient avec un feu bien plus dangereux qu'ils ne le pensaient. Mais les humains s'étaient toujours crus trop intelligents.

Lorsqu'ils furent prêts, elle retint un sourire. Gordon portait à l'ordinaire des pantalons à pinces, d'amples chemises boutonnées jusqu'au cou et un Borsalino en parfait accord avec son allure. Là, son pantalon à poches, sa veste camouflage, son t-shirt moulant et ses rangers lacés jusqu'à mi-mollet contrastaient avec sa barbe impeccable et ses lunettes rondes teintées.

Elle s'avança vers lui en roulant des hanches, posa un index sur son torse et le laissa glisser jusqu'à sa ceinture. Elle sentit ses abdominaux se contracter sous son doigt.

— Gordy chéri, tu me fais un effet terrible déguisé en baroudeur du dimanche, susurra-t-elle en injectant un soupçon de pouvoir de succube dans sa voix.

Les pupilles du vampire se dilatèrent, ses narines frémirent comme s'il reniflait la plus délicieuse des proies. Il chassa sa main d'une tape négligente, non sans pousser un soupir de regret.

— Tu trouves que le moment est adéquat ? grogna Christobald.

Elle se tourna vers lui et papillonna des cils. Ses pupilles bleu-violet scintillèrent dans la pénombre.

— C'est toujours le bon moment. Ne sois pas jaloux, Chris, je peux aussi m'occuper de toi.

Il recula d'un pas. Si son visage exprimait sa répugnance – démons et nécromanciens faisaient rarement bon ménage –, sa chair trahissait son désir. Elle capta avec satisfaction le frisson qui le parcourait. D'un geste brusque, il traça un signe de protection dans les airs, puis articula d'une voix sourde :

— Ne fais plus jamais ça. Le serment de la Légion ne m'empêchera pas de considérer un nouvel acte de ce type comme une agression caractérisée.

Lilith se figea : il ne plaisantait pas. Gordon s'assombrit. Captant l'électricité ambiante, Kathy, engoncée dans sa veste trop large, s'interposa :

— Je crois que nous sommes tous tendus. Si nous nous mettions en route ? Plus vite nous en aurons terminé, plus vite vos chemins se sépareront.

L'atmosphère s'allégea. Chacun endossa son sac, puis ils se dirigèrent vers la lisière de la forêt.

— À toi de jouer, Gordon, déclara Lilith après s'être assurée qu'aucun humain ne pouvait les voir.

Il opina du chef. Son regard se perdit dans le vague, ses traits se vidèrent de toute expression. Fascinée, elle observa la transformation de son visage. Ses yeux s'agrandirent, arborant la couleur du sang frais, son nez s'épata, prenant la forme courte et conique d'un museau de chauve-souris hématophage, ses oreilles s'allongèrent et s'effilèrent, sa mâchoire s'élargit. La métamorphose se limita à sa tête. Rares étaient les vampires capables de maîtriser leur corps à ce point.

La majorité des exogènes auraient été dégoûtés ou effrayés par son apparence actuelle. Pas Lilith. Elle la trouvait à la fois belle et redoutable : sous cette forme hybride, Gordon devenait un traqueur parfait.

Kathy s'avança vers lui avec une allure de somnambule. Ses yeux avaient à nouveau viré au bleu électrique. Sans un mot, elle leva la main et posa sa paume sur la joue du vampire. Il la recouvrit de la sienne l'espace d'un instant, avant de se saisir de son poignet pour la retirer d'un geste lent, presque à regret.

— Nous te suivons, dit Christobald.

Bien qu'il ait parlé d'un ton égal, ses mots résonnèrent d'une manière presque douloureuse. Lilith fronça les sourcils. Elle n'avait perçu aucun pouvoir. Avait-il utilisé sa Voix ? Si oui, il la maîtrisait à la perfection. Elle releva ses barrières mentales de manière quasi instinctive. Hors de question d'obéir malgré elle à un foutu nécromancien.

Gordon relâcha l'avant-bras de Kathy, tourna son visage vers le ciel et inspira longuement. Ses narines et ses oreilles frémirent, comme animés d'une vie propre. Lentement, il tourna sur lui-même, attentif à la moindre odeur, au moindre son. Elle l'envia d'être ainsi capable de capter le monde dans ses détails les plus subtils.

Après une longue minute, il se mit en route entre les sapins d'un pas rapide et sûr.

— Je ferme la marche, annonça Lilith.

Hors de question aussi d'avoir un nécro dans son dos. Fût-il membre de la Légion.

Kathy emboîta le pas à Gordon, aussitôt suivie de Christobald.

Le dos de celui-ci formait une cible aussi parfaite que vulnérable. La main de Lilith glissa vers sa taille et tâtonna dans le vide. Son épée n'était pas là, et tant mieux. Après sa menace sur le parking, mieux valait pour lui qu'elle ne soit pas armée.

Comme s'il avait perçu les émotions qui l'agitaient, Christobald jeta un regard en arrière. Un demi-sourire moqueur étira sa bouche, puis il reporta son attention sur Gordon, qui taillait sa route comme si la pente et les buissons n'existaient pas.

Elle s'engagea derrière eux d'un pas contrarié et se concentra sur sol qui défilait, autant pour apaiser son agacement que pour éviter de se bousiller une cheville sur une racine.

Ce foutu nécro ne perdait rien pour attendre.

Exogènes - Le sang de la lignéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant