Lilith avait rejoint le muret qui bordait le toit. Huit étages plus bas l'attendait le béton de la cour intérieure. Elle fronca les sourcils. Elle savait qu'elle n'avait pas le choix, pourtant ce que Gordon lui demandait lui coûterait beaucoup. Appeler sa flamberge depuis les abysses provoquait en elle un bref accès de mélancolie qui s'évanouissait bien vite. En revanche, devenir pleinement succube dans ce monde qui n'était pas fait pour elle aurait des conséquences. Ce n'était pas tant la dépense d'énergie qui l'effrayait, mais le fait de perdre une infime partie de son âme dans la transformation. Sans compter que ce lien direct avec les abysses permettait aux ennemis de sa famille de la retrouver. De nombreux démons rêvaient de l'éliminer pour s'emparer du duché de Tartaros. Ou pire encore : de la réduire en esclavage.
Elle aurait aimé pouvoir choisir la manière douce, mais elle manquait de temps.
Tu me revaudras ça, Gordon, pensa-t-elle.
Sans tergiverser davantage, elle grimpa sur le muret et plongea dans le vide, bras écartés, corps tendu, regard braqué sur le béton qui approchait. Elle refréna le cri qui montait dans sa gorge, laissa la porte des abysses s'ouvrir en elle. Le feu ancestral l'entoura, la pénétra. Douleur et plaisir se mêlèrent en elle. Son corps se transforma en un éclair. Des cornes spiralées jaillirent de son front, des crocs aiguisés comme des rasoirs percèrent ses gencives, ses oreilles s'allongèrent, ses yeux prirent une couleur sanglante, une queue terminée par un dard s'étendit derrière elle, d'immenses ailes semblables à celle d'une chauve-souris se déployèrent dans son dos, arrêtant net sa chute à moins de deux mètres du sol. Par chance, aucun humain ne regardait par sa fenêtre à cet instant précis.
Elle releva la tête vers le ciel et fonça en direction de l'hélicoptère. Ses ailes battaient contre la voûte céleste, leurs obscurités se confondant. Elle sentait le feu liquide du Phlégéton qui courait dans ses veines. Elle avait faim, faim d'une âme d'homme qu'elle dégusterait comme un bonbon délicieux. Cela tombait bien, elle pariait qu'elle trouverait ce dont elle rêvait dans l'appareil qui filait vers le Salève.
Elle puisa dans ses réserves d'énergie pour précipiter ses battements d'ailes. La magie de sa race exogène entra en action. Elle accéléra, encore et encore. Devant elle, l'hélicoptère fit une embardée. Il se passait quelque chose à bord ! Elle plissa les yeux pour tenter de comprendre, mais elle était mal positionnée pour distinguer l'intérieur de la cabine. La distance se réduisait pourtant entre l'appareil et elle. Celui-ci se mit à osciller, comme si quelque chose de lourd traversait la carlingue. Elle entendit des bruits de coups de feu. Inquiète pour Kathy, elle accéléra encore, brûlant sans hésiter ses réserves de magie.
L'hélicoptère roula et tangua à nouveau, comme un cheval sauvage désireux de se débarrasser de son cavalier. Une fumée noire s'échappait du moteur. Une balle avait dû le percer. Des étincelles crépitaient. Si le réservoir d'essence était touché, ils couraient à la catastrophe.
Elle se décala pour rejoindre la porte latérale. À l'intérieur, le chaos régnait. Des formes sombres qui se battaient. Des éclaboussures de sang teintaient les vitres. De nouveaux coups de feu retentirent, la fumée s'épaissit à l'arrière de l'appareil. Une odeur de kérosène se répandit.
Un dernier battement d'aile la propulsa contre la porte. Grâce à sa force de succube, elle l'ouvrit en grand. Le carnage lui sauta au visage : des hommes qui avaient enlevé Kathy, il ne restait que des cadavres asséchés. L'un d'entre eux respirait encore faiblement. À l'avant, le pilote à peine conscient maintenait tant bien que mal sa trajectoire. Les instruments de navigation bipaient et clignotaient, ajoutant à la confusion ambiante.
Plaquée contre un siège, Kathy ressemblait à un fauve prêt à bondir au moindre mouvement. Ses entraves avaient disparu. Du sang coulait de son cou, à l'endroit où se trouvait auparavant le collier que l'homme y avait refermé. Ses cheveux en bataille formaient une crinière sauvage autour de son visage, ses yeux entièrement bleus fixaient la porte ouverte. Elle feula littéralement en voyant Lilith entrer dans l'habitacle. À ses muscles crispés, Lilith réalisa que l'attaque était imminente. Quel que soit l'exogène qui lui faisait face, il ne redoutait pas de combattre un démon. Mais elle n'était pas venue pour cela. Elle tendit son bras désarmé en un geste pacifique, et avança lentement vers la jeune femme.
- Kathy, c'est moi Lilith. Prends ma main, tu me reconnaîtras.
D'un mouvement vif, Kathy s'empara de la paume offerte. Aussitôt, une douleur terrible foudroya Lilith. Même si le feu du Phlégéton courait dans ses veines, son organisme était majoritairement composé d'eau, comme celui des humains. Et cette eau se frayait à présent un chemin à travers ses muscles et sa peau, formant des micros lésions partout dans son corps. Luttant pour ne pas retirer sa main, elle s'avança au contraire vers Kathy qui la dévorait du regard. Un nouveau cahot de l'hélicoptère les projeta l'une contre l'autre. Malgré la souffrance qui la crucifiait, Lilith approcha sa bouche de l'oreille de la jeune femme parfaitement immobile :
- Tenebris lux creata est, lui chuchota-t-elle. Angelus meus est tu. Audi vocem meam : me auxilium vobis. Dimittis me.
Un éclair de compréhension traversa les iris de Kathy.
- Je te libère, murmura-t-elle.
Une première explosion secoua l'air, faisant se cabrer l'hélicoptère. Déstabilisée, Lilith tomba sur le dos. Kathy fut propulsée en direction de la porte ouverte. Elle s'écrasa sur le plancher métallique et se mit à glisser vers le vide. Elle tenta désespérément de ralentir son mouvement, en vain. Ses ongles crissaient contre l'acier.
Lorsque la carlingue s'inclina presque à la verticale, sa glissade s'accéléra. Lilith roula sur elle-même, plia les genoux et se catapulta dans sa direction. Au même moment, l'hélicoptère s'embrasa complètement. Une seconde explosion le transforma en boule de feu. Kathy et Lilith furent expulsées de la cabine par le souffle.
Il fallut une poignée de secondes à Lilith pour réagir. Les oreilles bourdonnantes, elle piqua tel un aigle en direction de Kathy qui tourbillonnait dans le vide. Elle la saisit à bras-le-corps et enveloppa leurs corps réunis de ses ailes pour les protéger de brasier. Des éclats de métal heurtèrent leur cuir solide, causant de multiples brûlures.
À demi assommée, elle maintint le cap en direction de la rivière, traversant l'air comme une flèche. Lorsqu'elles furent au-dessus de l'eau, elle déploya ses ailes pour freiner leur course. Des déchirures piquetaient leur cuir. Du sang les tachait, sans qu'elle sache s'il s'agissait du sien ou de celui de leurs ennemis. Elle avait mal partout, et le poids de Kathy n'arrangeait pas les choses.
À bout de force, elle visa une berge à l'abri des chênes. Une mince bande de galets formait une plage sur laquelle elle atterrit en catastrophe. Incapable de se redresser complètement ni de ralentir suffisamment, elle s'écrasa sur le côté, tentant tant bien que mal de protéger Kathy en absorbant les impacts. Leurs corps entremêlés rebondirent et roulèrent sur les galets avant de s'immobilier. Le silence retomba.
Avec l'impression d'être passée dans un broyeur à ordures, Lilith écarta ses ailes et se remit debout avec précaution. A priori, une infinité de plaies, de bleus et de bosses, mais rien de cassé. À ses pieds, Kathy commençait elle aussi à se relever. Une humaine aurait été sonnée, mais Kathy ne l'était clairement pas. Ses yeux avaient repris leur teinte habituelle. Une fois redressée, elle plongea son regard dans celui de Lilith et demanda d'une voix rauque :
- À quelle race est-ce que j'appartiens, moi ?
Lilith secoua la tête.
- J'ai bien peur que tu n'appartiennes à plusieurs races. Mais c'est impossible.
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Exogènes - Le sang de la lignée
VampireKathy, jeune étudiante en médecine, se fait enlever à la sortie de la piscine. Que lui veulent ses ravisseurs ? Pourquoi gardent-ils le silence ? Pourquoi la font-ils souffrir ? Et s'ils cherchaient à libérer la créature tapie en elle ? (Une aventu...