Chapitre 20

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À Montreux, presque au bout du lac Léman, ils s'arrêtèrent dans centre commercial, le temps d'acheter du matériel de camping, quelques boîtes de conserve, des barres de pâte nutritive et des vêtements de rechange, qu'ils n'essayèrent même pas. Christobald paya en liquide ; ils repartirent immédiatement.

Avec la conduite sportive de Gordon, Kathy ne captait que des bribes du paysage, quand elle osait couler un regard par la vitre. Ici, le château de Chillon, bastion fortifié du bout du lac, émergeant littéralement des eaux étales. Là, les pointes des montagnes, telles des canines sombres et tourmentées dans le lointain. Plus loin encore, les lacets de la route qui serpentaient vers le sommet dans le camaïeu de verts des forêts. Ils attaquèrent la montée. Kathy ressentait tout de manière exacerbée : les pneus qui frôlaient le vide, le regard qui se perdait dans l'abîme, les paupières qui se refermaient dans un accès de vertige, les doigts qui se cramponnaient à la poignée.

À ses côtés, Lilith semblait plus détendue. Sans doute parce qu'elle fixait le dossier du siège avant pour atténuer l'effet du pilotage musclé de Gordon. À la place du mort, Christobald paraissait crispé. Il n'avait pas pipé mot depuis le changement de conducteur, malgré les piques que lui lançait Gordon de temps à autre.

Un panneau annonça « Grimentz, 5 km » ; Kathy se réjouissait de se dégourdir les jambes.

Après les derniers virages en épingles à cheveux, le village se découvrit en contrebas. Elle eut l'impression de basculer dans une carte postale ancienne : les chalets brun noir blottis les uns contre les autres offraient au soleil leurs hautes façades égayées çà et là de géraniums rouge vif qui n'étaient pas sans évoquer des taches de sang. La montagne les encerclait, les dominait, les menaçait. Un étourdissement la saisit ; il lui sembla soudain que ce pimpant village cachait de sombres secrets. Elle frissonna, mal à l'aise.

— Là, lança Christobald, la faisant sursauter. Cet hôtel me paraît très bien pour la nuit.

Il désignait un vaste chalet sur lequel une enseigne annonçait « Mélèze, hôtel trois étoiles ». Lilith se pencha vers l'avant et glissa son visage entre les sièges.

— Gordon, je nous imaginais plutôt pratiquer comme dans le Montana.

Le vampire acquiesça et passa devant le bâtiment sans ralentir.

— Moi aussi, dit-il.

— Vous pourriez traduire ? demanda Kathy.

— Nous camperons dans la montagne cette nuit.

— Je croyais qu'il fallait d'abord déterminer une position approximative, protesta le nécromancien.

— Si quoi que ce soit se déroule mal, je préfère que nous soyons isolés. Cela évitera un gros titre du style « Cadavres desséchés à Grimentz ».

— Tu as dit qu'elle avait été retrouvée à une trentaine de kilomètres du village ! Tu sais ce que représentent trente kilomètres dans la montagne ? Autant chercher une aiguille dans une botte de foin !

— N'oublie pas qu'entre la technologie et la magie, la botte de foin se réduira à la taille d'une taupinière, rappela Lilith.

— Et je suis sûre qu'on déterminera rapidement la position de ce bunker, intervint Kathy. Le village m'est familier, je suis déjà venue. J'ai un sentiment de déjà vu.

Sa voix s'était presque éteinte sur ces derniers mots. Gordon pila net, déclenchant la colère de l'automobiliste derrière lui qui enfonça son klaxon jusqu'à ce que le vampire daigne redémarrer. Il roula au pas le temps de repérer une place indiquant « réservé médecin », sur laquelle il se gara.

— Qu'est-ce que tu fais ? s'étonna Lilith.

— Je compte bien profiter de son ressenti. Je vais tenter une transe légère. Avec un peu de chance, elle va pouvoir nous guider depuis ici.

Christobald protesta :

— Tu veux vraiment mettre en transe une exogène dangereuse, dans une voiture aussi grande qu'une boîte de conserve, au cœur d'un village habité, alors que tu viens de dire qu'il faut éviter de prendre le moindre risque ?

— Il n'y a que les nécromanciens qui ne changent pas d'avis ! On bouge.

Gordon descendit du véhicule pour aller ouvrir la portière de Lilith en s'inclinant bien bas.

— Je serais honoré que Madame la Duchesse daignât conduire notre carrosse aux côtés de Monsieur Grincheux. Je m'occupe de Kathy à l'arrière.

— Et si Kathy n'est pas d'accord ? demanda la concernée.

— Kathy est d'accord, car Kathy veut connaître les réponses à ces questions. Je me trompe ?

Elle haussa les épaules.

— Effectivement, grommela-t-elle.

Gordon s'assit à la place de Lilith, referma la portière un peu trop brutalement.

— Il va falloir que tu me fasses confiance, dit-il.

— C'est le cas.

La sincérité transparaissait dans sa voix. Étonnamment, Gordon représentait un repère. Il ne lui avait jamais menti, alors que sa vie entière était construite sur un mensonge.

— Démarre, Lilith, et tiens-toi prête.

Le moteur ronronna. Christobald régla le rétroviseur central pour assister à ce qui se déroulait à l'arrière.

Gordon et Kathy s'étaient installés de manière à se faire face. Lui semblait occuper tout l'espace de la banquette, tandis qu'elle évoquait une nymphe fragile, aux courts cheveux en bataille. À cet instant précis, personne n'aurait pu se douter que cette enveloppe gracile renfermait une tueuse implacable.

Le vampire ôta ses lunettes teintées et dit :

— Regarde-moi.

Sa voix était profonde, envoûtante.

Sans hésiter, elle plongea son regard dans le sien. Pour la première fois, elle réalisa qu'il avait les iris bruns. Un brun chaud et lumineux, semé de paillettes d'or qui tournoyaient, entraînant sa volonté dans leur danse. Elle se sentit dériver loin de son corps, être emportée dans ces tourbillons resplendissants, se perdre en lui. Sa volonté s'étiola, elle flottait, à l'abri, et pourtant soumise à sa volonté. Elle entendait sa voix qui chuchotait, sans comprendre le sens de ses paroles.

Les images remontèrent sa mémoire, voletant autour d'elle comme des bulles de savon inoffensives. Elle les contemplait, lointaines. Si proches. Un flanc de montagne abrupte. Des parois de granit aux formes tourmentées, auxquelles aucune végétation ne parvenait à s'accrocher. La roche, dure, grise. Une entrée dissimulée, une antichambre, puis une double porte en béton armé, ouverte. L'obscurité absolue au-delà, tel la gueule d'un monstre prêt à l'avaler. Une odeur qui mêlait renfermé, métal et pierre humide. Elle s'avança pour pénétrer dans les ténèbres.

— Pas maintenant, chuchota une voix lointaine. Tourne-toi, sors de là, rejoins la route.

Elle obéit. Elle avait l'habitude d'obéir aux ordres que ceux de la montagne lui donnaient, car désobéir signifiait souffrir. Elle quitta l'abri creusé dans la roche, fit quelques pas. Un sentier, des sapins, la solitude. D'habitude, elle n'utilisait pas cette issue, mais l'autre, plus accessible aux véhicules. Aujourd'hui, la donne avait changé. Les hommes qui l'escortaient étaient nerveux.

Avaient-ils peur d'elle ? Pourtant, entravée comme elle l'était, ils ne risquaient pas grand-chose.

Non... Ils craignaient celui que sa présence était censée calmer.

Exogènes - Le sang de la lignéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant