La vengeance sera terrible

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"I like beautiful melodies telling me terrible things."


Tom Waits


J'ouvris brusquement les yeux. J'étais tendrement enlacée par les bras d'Eran, ce dernier dormait profondément. Encore assommée de fatigue, je tournai la tête vers la baie vitrée. La lune éclairait, de sa pâleur sépulcrale, l'ensemble de la chambre. Me dégageant délicatement d'Eran, en prenant soin de ne pas le réveiller, je me dirigeai vers la fenêtre. Tout était calme, bien trop calme. Pourquoi m'étais-je donc réveillée si tard dans la nuit ? Ce n'était pas dans mes habitudes, pourtant...

Puis mon cœur s'emballa soudain, je dus me retenir à la balustrade pour ne pas m'écrouler par terre. Mon souffle devint saccadé, lourd, le manque d'air me donnait le tournis. Que m'arrivait-il ? L'instant d'après, tout s'arrêta. Mon cœur cessa sa course folle et les battements se calmèrent. Jetant un rapide coup d'œil dans le miroir, je constatai que le bleu de mes iris avait disparu, remplacé par le noir sans fond de mes pupilles. Mue par une intuition inconnue, je sortis comme une somnambule de ma chambre. De la sueur perlait dans mon dos, j'étais moite de peur. Une terrible intuition s'insinua dans tout mon être, les larmes se mirent à couler sur mes joues, sans que j'en connaisse la raison. Mais je savais. Quelque chose allait ou était arrivé. Quelque chose de terrible. Mon épée à la main (je ne me souvenais plus l'avoir prise) je me mis à courir, d'abord doucement puis comme une folle. J'arrivais enfin là où je devais être. Pourquoi ici ? Je n'en avais absolument aucune idée.

Sans plus attendre, j'ouvris la porte à la volée, et me jetai sur l'homme qui menaçait d'assassiner ma grand-mère encore endormie. Je lui tranchai la gorge d'un geste net et précis. Je venais de tuer pour la première fois de toute ma vie. Mais je n'eus pas le loisir de réfléchir à mon acte. Ma grand-mère venait de se réveiller, ses grands yeux noirs reflétaient l'incompréhension, puis elle tourna la tête vers le corps disloqué à mes pieds. La peur déforma ses traits. Gardant mon calme, je la regardai avec détermination.

— Va réveiller les autres. Il y en a peut-être d'autres, affirmai-je.

Soudain, je me retournai, mes yeux fixés sur la porte qui faisait face à celle d'Elena. Comme un automate, je me dirigeai vers elle. La main en suspension au-dessus de la poignée, je tremblais. Prenant mon courage à deux mains, j'ouvris la porte. Et mon monde s'effondra.

— Non ! hurlai-je.

Je me ruai vers le corps sans vie encore empêtré dans les couvertures. Le sang maculait ses vêtements et les draps. Du sang, encore du sang, partout. Hurlant ma douleur, je berçai le corps sans vie contre moi.

— Non, non, non, non... Ce n'est pas vrai. Réveille-toi ! Réveille-toi ! J'ai besoin de toi, je t'en supplie, sanglotai-je.

Mais le corps encore chaud d'Evan n'émettait plus le moindre son, ne bougeait plus. Je cherchai désespérément son pouls, en vain. Je pleurai, encore et encore, sur le corps sans vie de mon maitre, de celui qui avait pris la place d'un père dans mon cœur. De celui que j'avais, d'abord, si lâchement abandonné, puis retrouvé. Les mots qu'il m'avait dits sur la jetée me revinrent, je les gravai dans ma mémoire. Après cela, nous nous étions si peu parlé... Je l'avais délaissé... Je venais, pour la deuxième fois dans ma courte vie, d'assister à la mort d'un père. C'était de ma faute, j'aurais dû venir avant, j'aurais dû me lever plus tôt, courir plus vite, mais j'avais d'abord sauvé Elena...

— Je t'aime tellement, Evan, murmurai-je tout en caressant ses cheveux ébène, pardonne-moi... Je n'ai pas été assez forte... J'ai échoué.

Evan allait retrouver mon père et Sitael, ses deux meilleurs amis, ils étaient tous morts, à présent, par ma faute. Cette maudite guerre les avait tous les trois emportés, bien trop jeune. Je contemplai avec nostalgie son visage, maintenant serein et apaisé. Il n'avait plus aucune trace de son habituel air sérieux et grave. Il semblait si jeune dans son repos éternel. Mon cœur se serra à la pensée de ses yeux verts réprobateurs, de ce regard si percutant et pénétrant. Jamais je ne le reverrai sourire, ni même rire...

L'Appel de l'Ancien Monde - Tome 2 : Les Larmes d'ArgentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant