Chapitre 7

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5 avril 1996


— Et si on faisait un gâteau, mon cœur ?

Assis autour de la petite table au centre de l'appartement, Shane ne prêta pas tout de suite attention à la énième requête enthousiaste de sa mère. Depuis le début de la matinée, celle-ci n'avait cessé de déambuler dans toute la pièce, sans s'arrêter une seule seconde, si bien qu'elle avait fini par donner le tournis au petit garçon. Pour son bien-être personnel — et pour s'éviter une migraine épouvantable —, il avait donc décidé de ne plus relever la tête jusqu'à ce qu'elle soit enfin assise quelque part, ou tout du moins immobile. Mais même après avoir nettoyé le lavabo, puis la cuisine, puis l'intégralité de la pièce dans les moindres détails, Angélique ne tenait toujours pas en place.

— Ou alors, on peut faire une tarte. Tu préfères une tarte ?

Shane prit une profonde inspiration, tout en cornant quelques angles du livre sur la dernière exposition du Guggenheim dans lequel il était plongé, aussi bien pour marquer sa page que pour conserver son calme. Il cligna des yeux et tâcha de se reconcentrer sur les arabesques colorées d'une peinture de Van Gogh, en évitant à tout prix de croiser le regard de sa mère. Angie resta suspendue à la réponse de son fils, les sourcils relevés, prête à bondir sur le moule à tarte rangé au-dessus de l'évier. Mais devant l'absence de réaction de son garçon, elle finit par se résigner et s'assit autour de la table, face à lui.

— Et des cookies... ?

— Arrête, maman.

— Bon.

Angélique laissa aller son dos contre le dossier du fauteuil, tout en faisant jouer ses jolis ongles roses sur le plateau de bois. Pourtant, ce calme apparent était loin de duper Shane. Bien conscient que sa mère ne resterait pas sans rien faire et qu'elle n'aurait de cesse d'être insupportable jusqu'à avoir trouvé une occupation digne de ce nom, il se décida enfin à lever son visage vers elle. Et cette fois-ci, Angélique eût préféré qu'il ne le fasse pas.

— Pourquoi tu n'es pas au travail, aujourd'hui ?

Lorsque la remarque perspicace de son fils parvint jusqu'à ses oreilles, Angie s'arrêta net. Le garçon la fixait maintenant de ses grands yeux verts, emplis d'une inquiétude maladroitement dissimulée, que son silence ne faisait qu'accroître. Bien qu'elle n'eut aucune envie d'aborder ce sujet-là avec son enfant, elle savait que ses interrogations étaient légitimes et qu'il ne dévierait pas son regard émeraude avant d'obtenir une réponse. C'était bien concevable. Après tout, nous étions vendredi et maman n'était pas au travail. Et si elle n'y était pas, c'était parce qu'elle n'en avait plus.

Le lendemain de son altercation avec Cody Mitchell, Angélique s'était résolue à se rendre au poste de police le plus proche, sous l'impulsion d'une Marguerite au bord de la crise de nerfs. Une fois sa plainte enregistrée, la jeune femme n'avait eu d'autre choix que de reprendre son travail, en prenant bien soin d'éviter tout échange avec son employeur. Recluse dans sa timidité et le manque d'informations fournies par la police quant à la suite de la procédure, elle s'était peu à peu renfermée sur elle-même, à la merci de la moindre atteinte blessante lancée par son bourreau au quotidien. Chaque soir, c'était donc en larmes qu'Angélique empruntait le métro qui la ramenait jusqu'à chez elle. Mais une fois arrivée sur le seuil de son appartement, elle prenait une profonde inspiration, effaçait les dernières traces humides qui imprégnaient ses joues roses et revêtait un masque de joie si parfait, qu'il était parvenu à tromper la candeur de son fils pendant plusieurs jours.

S'en étaient suivis de longues semaines de bataille menées entre les attaques et les humiliations de Cody Mitchell au sein de la librairie, les sermons incessants d'une voisine un peu trop inquiète et une procédure ensevelie sous les débris causés par une explosion de la criminalité à New York... Tout ceci, tourbillonnant et se fracassant contre l'armure déjà fissurée d'Angélique, qui ne cessait de se craqueler sous le regard impuissant et voilé d'innocence d'un enfant de six ans.

Gueule d'ange [PREQUEL DVOS] (TERMINÉ)Where stories live. Discover now