Chapitre 16

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La charrette branlante parcourait rapidement les sentiers terreux. Le jour s'était levé depuis plusieurs heures déjà, mais le ciel gardait ses nuances orangées, comme nostalgique de ses premiers moments. Dans un bruit de bois craquant, Jenna, Eida et Timothée avançaient à travers la brume.

Après la fête de la veille, ils avaient très peu dormi et étaient parti, dès l'aube, pour ne pas se retrouver piéger par le flot de marchands qui quittait la ville. En s'engageant sur la voie des Sept Chemins, ils avaient rencontré un jeune vendeur qui descendait lui aussi à Teich, la Cité maritime. Il leur avait gentiment proposé de les emmener et, depuis, ils étaient installés à l'arrière de la charrette, dont le bois fatigué protestait à chaque tour de roue.

Assis en tailleur, le dos appuyé contre la paroi tremblante, Jenna observait attentivement le paysage. Allongée à côté de lui, Eida s'était endormie. Il enviait un peu ce sommeil si lourd, que même les violentes secousses du véhicule ne pouvait briser. Timothée s'était blottie contre la jeune fille, mais gardait ses yeux perçant grands ouverts, fixés sur Jenna. Plus l'animal cherchait à attirer son attention, plus il l'ignorait.

Alors que les heures s'échappaient par vagues, le chemin devenait plus droit, propre et éclairé : ils s'approchaient de Teich. Avec un soupir las, Jenna reporta son attention sur Eida.

Son visage était calme, paisible. Il ne ressemblait en rien à celui, crispé et inquiet, qu'il avait découvert lorsqu'il s'était réveillé après sa chute. Un sourire étira doucement ses lèvres. Elle était si petite et si seule, la voir ainsi sereine lui faisait du bien.

Lorsqu'ils avaient dansé ensemble la veille, Jenna avait été envahi par un calme profond. Il ne comprenait pas cet étrange sentiment, il ne l'avait jamais éprouvé, pourtant, il savait que c'était à cause d'elle.

Pourquoi l'avait-il emmené sur ces routes de campagne ? Peut-être qu'en la surprenant, si faible face à ces villageois abrutit par leur ignorance, il avait eu pitié d'elle ?

Oui, ce devait être ça : de la pitié. Il avait eu pitié de ces yeux implorants qui tentaient désespérément de le garder près d'elle. Il avait eu pitié de ces sourires attristés qui ternissaient constamment son visage. Mais, surtout, il avait eu pitié de ce silence qui rôdait autour d'elle, de cette absence absolue de sentiments qui l'habitait, la tuait à petit feu.

Avait-elle déjà aimé ? Savait-elle ce qu'était le bonheur, le vrai ? Jenna en doutait. Eida n'était qu'une enfant, abandonnée par son père, délaissée par tous et tout, jusque par ses propres émotions.

Il avait été tellement facile de la prendre par la main, de l'emmener loin de sa petite maison qui l'emprisonnait sur sa colline. Il avait suffi de quelques mots pour lui rendre ses couleurs et ses rêves. Et, depuis qu'ils avaient quitté ce maudit village, Eida avait changée.

C'était comme si, en laissant derrière tout ses repères, elle s'était libérée du voile de tristesse qui était tombé sur sa vie. Chacun de ses réactions paraissaient plus intense à mesure qu'ils s'éloignaient d'Ione. Et, curieusement, Jenna aimait voir se peindre sur ce visage, pourtant si banal, ces milles émotions. Il aimait lui transmettre sa bonne humeur et entendre son rire résonner contre son cœur.

Au fond, Jenna voulait la garder là, près de lui, tenir sa main et l'emmener sur les routes pour lui faire découvrir la beauté de son pays. Mais il n'en avait pas le temps.

Une puissante inquiétude le traversa soudain, brisant le calme qui l'avait étreint. Ses yeux quittèrent le visage endormi de la jeune fille pour tomber lourdement sur ses propres mains.

Au creux de sa paume droite reposait une petite tâche brune, presque violacée, qui s'étalait lentement sur sa peau. Jenna savait que le manque de magie créait les douleurs qui le réveillait chaque nuit. Souvent, son ventre se tordait, ses poumons se mettait à l'oppresser et sa tête était en proie à un tel vacarme qu'il croyait parfois abriter un orchestre symphonique au creux de son crâne.

Ces symptômes intérieurs, bien qu'ils soient insupportables, ne l'avaient pas inquiétés. Mais cette tache qui rongeait petit à petit sa peau le tracassait. Il ne savait pas vraiment ce qui arrivait à un être du Monde Flottant lorsqu'il se retrouvait sur Terre, ce n'était pas le genre de chose que l'on apprenait là-bas. Il avait l'impression que le temps commençait à se raccourcir pour lui et il espérait qu'il ne l'empêche pas de tenir ses promesses.

Laissant sa tête basculer contre le bois tremblant de la charrette, Jenna eut un sourire attristé. Jamais il n'aurait dû se prendre d'affection pour Eida.

Au départ, il n'avait jamais eu l'intention de retrouver son père. Il n'avait parlé sans réfléchir et il avait prévu d'abandonner la jeune fille une fois son bâton retrouvé. Mais les recherches étaient aussi longues que vaines... Son unique moyen de retourner dans son monde était introuvable et Eida prenait de plus en plus de place dans son quotidien. Jenna se rassura en pensant qu'au moins il ne portait pas Timothée dans son cœur, mais l'évidence l'étouffait de son étau sans qu'il ne puisse s'en libérer.

– Ce sont les premiers symptômes.

La voix, faible mais claire, de Timothée le fit sursauter. Avec une mine perplexe, il jeta un regard las à l'animal qui n'avait cessé de le fixer.

– Pardon ?

– Ce sont les premiers symptômes, répéta-t-il. Ton corps ne supporte pas l'absence de magie dans l'air. Il puise dans tes ressources naturelles, qui se trouvent dans chacune des parties de ton organisme, mais elles ne sont pas inépuisables. Cette dépigmentation de la peau, ou plutôt devrais-je dire, cette coloration, est un signal. Ton corps t'alerte qu'il te fera bientôt défaut.

– Quoi dois-je faire ?

– Retrouver le Monde Flottant.

– Donc mon bâton...

Jenna reporta son attention sur la marque qui imprimait sa paume. Les sourcils froncés, le visage crispé par l'inquiétude, il demanda sans même regarder l'animal.

– Combien de temps me reste-il ?

– Ça dépend de ta capacité d'absorption. Plus le magicien est puissant, plus il a de ressources naturelles. Les magiciens dont les pouvoirs sont faibles ne tiennent pas plus de trois semaines, tandis que les Princes, eux, sont capables de rester ici plusieurs mois.

Le jeune homme fixa sa main, songeur, puis il releva la tête pour plonger son regard dans celui de Timothée.

– Comment peux-tu être au courant de ça, toi ?

– On dit que les chats de gouttières parlent beaucoup.

Jenna eut un sourire méprisant. Il inspira avec force puis serra le poing, comme pour faire disparaître la tache violacée qui salissait sa peau.

– Il faut que je retrouve mon bâton.

– Et Eida ?

– Je trouverai quelque chose pour elle.

Le chat s'étira et, après avoir laissé échapper un bâillement, il se leva pour la première fois depuis leur départ pour s'avancer à pas feutrés vers la dormeuse. Tendrement, il frotta sa tête contre son bras replié et se glissa dessous pour s'allonger contre sa poitrine, le crâne contre son menton.

Jenna avait observé la scène d'un œil distrait. Il eut subitement honte lorsqu'il réalisa qu'il enviait l'animal. Avec agacement, il reporta son attention sur le paysage stagnant des Sept Chemins, c'est alors que la voix de Timothée, qui semblait penser à voix haute, perça le silence.

– Les Hommes sont tous les mêmes : ils vous fond des promesses un soir et vous abandonne au matin, au profit de leur propres ambitions...

Avec un pincement au cœur, Jenna compris ses propos lui était clairement destinés. Et il n'avait pas tort.


Le Monde Flottant [EN PAUSE]Where stories live. Discover now