Chapitre 4

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Les jours passaient à l'identique et Eida se perdait entre son travail et son inquiétude. Chaque matin, elle arrivait en retard et repartait aussitôt à la petite maison sur la colline. Le ventre rongé par l'angoisse, elle accumulait les lessives sans vraiment s'en rendre compte. À force de veiller sur son patient, elle accumulait de la fatigue et n'arrivait plus à s'appliquer.  

Elle renversait dans la terre des panières toutes propres, elle mélangeait les couleurs, oubliait de changer l'eau, mettait son uniforme à l'envers, ne prenait même plus la peine de se coiffer et elle avait toujours la tête ailleurs. Une semaine venait de passer mais le jeune homme ne se réveillait pas, et Eida s'inquiétait.

Souvent, elle posait son oreille sur sa poitrine pour se rassurer et entendre les puissants battements de son cœur résonner contre sa tête. Toutes les plaies s'étaient refermées, toutes les blessures avaient cicatrisée, mais il restait plongé dans un sommeil de plomb.

Un soir, alors que sa journée avait été une série de catastrophes et de reproches, la jeune fille s'en voulait de manquer ainsi à ses devoirs et se força à rester un peu plus longtemps pour finir sa panière. À genoux près de son lavoir, elle sentait ses muscles tendus près à se déchirés alors que ses paupières lourdes lui réclamaient du repos. Malgré les appels de son corps, elle fit la sourde oreille et continua à frotter les vêtements. Une ombre imposante se dressa soudain à ses côtés, la faisant sursauter. En relevant la tête, elle vit le doux visage de Tena penchée sur elle.

–  Dis-moi, ma pt'ite, qu'est qui t'arrive ? demanda-t-elle, doucement.

Ce qu'il lui arrivait ? Elle ne le savait pas elle-même. Il y avait l'inconnu à soigner, il y avait l'absence de son père, il y avait les souvenirs de sa mère, il y avait les vêtements à laver... Et il y avait ce vide, immense en elle, qui se remplissait doucement, très doucement.

Un liquide chaud, brûlant se glissait en elle, chassant sa solitude et sa morosité. Une eau agréable qu'elle voulait garder pour elle, qu'elle voulait boire à grande gorgée pour oublier. Oublier le silence de la maison, les répétitions de ses gestes et la fraîcheur de la nuit. Oublier ce qu'elle n'était pas, mais ce qu'elle aurait pu être si sa mère était encore là, si son père n'était pas parti pour ne plus jamais revenir. Ce qu'elle n'avait jamais été, mais ce qu'elle rêvait d'être, chaque nuit, chaque jour, chaque minute qui passait. Oublier aussi cet amour qui n'avait plus de cible et qui en cherchait une depuis trop longtemps.

Et puis, à force de vouloir oublier, elle avait petit à petit espéré que quelque chose advienne, que quelque chose change. Sa vie ne pouvait plus être cette succession d'absences qui la rongeait. Lorsqu'elle avait pris cet homme sous son aile, elle avait senti que quelque chose d'important lui manquait. Comme une anomalie.

Elle n'avait plus de cœur.

Mais lui... Lui, peut-être pourrait-il lui en donner un, de cœur ? Peut-être pourrait-il l'aider à trouver une cible pour cet amour orphelin qui meurt lentement dans le vide et l'absence.

Ses yeux fatigués se posèrent sur la vieille Tena. Eida essaya d'esquisser un sourire, mais elle n'y parvint pas. Elle murmura d'une voix cassée à force de garder le silence.

–  Je crois que je suis un peu fatiguée.

–  C'est tout ?

Bien qu'elle paraisse plus âgée qu'elle ne l'était en vérité, Tena n'était ni sourd, ni aveugle. Elle savait. Eida soupira.

–  C'est ton papa ? Il va revenir, t'sais. Les hommes partent mais finissent toujours par revenir.

Le regard plongé dans le vide, les mots de sa patronne résonnèrent en elle comme un coup de tonnerre. Alors l'inconnu partirait lui aussi ? Une boule de chagrin se forma dans sa gorge. Elle avait mal. Mal au cœur, mal au corps et très mal à la tête.

–  Je ne peux plus vivre seule.

Eida leva les yeux vers elle. Elle avait le visage d'une enfant tirée de son sommeil par un affreux cauchemars.

–  Dites... Vous pensez que l'on peut être condamné à la solitude ?

La femme la regarda, surprise, puis elle éclata d'un rire gras mais emplit de douceur. Elle posa sa grosse main sur sa tête et plongea ses prunelles, tendre, dans celles d'Eida.

–  Non, ma fille ! On n'est jamais condamné à rien. Même si les choses t'paraissent irrévocables, il est toujours possible d'les changer.

–  C'est vrai ?

–  Oui. Si tu l'souhaites assez fort, tout ce dont tu rêves peux s'réaliser. Être seule n'est pas une punition. Parfois, certaines personnes recherchent la solitude. Si tu cherches d'la compagnie, il t'faut trouver quelqu'un qui puisse rester avec toi. Quelqu'un pour toi.

Eida écarquilla les yeux. Était-ce vraiment aussi simple ? Incrédule, elle laissa Tena continuer à parler. Ses mots et son sourire la rassureraient.

–  Un jour, ton père, il reviendra. Il t'la promis non ?

–  Si.

–  Alors, en attendant c'jour, chasse la solitude. Trouve cette personne qui aura besoin de toi, comme t'as besoin d'elle.

–  Merci, Tena.

–  De rien, ma fille !

Eida inclina la tête, par respect pour son employeur, mais alors qu'elle allait se retirer pour rentrer chez elle, Tena la rattrapa par le bras.

–  Au fait, n'viens pas demain. Ni après-demain. Repose-toi, ma belle. J'te laisse la semaine d'libre.

–  Quoi ? Mais pourquoi ?

–  Parce que j'crois qu'il va falloir que tu dormes deux ou trois jours entiers pour m'effacer ces cernes !

Eida sourit, répondant au clin d'œil que lui assigna la vieille dame.

–  Merci encore, Tena.

–  Mais de rien ! Allez, file !

La jeune fille hocha la tête et, en un élan de joie, elle disparut dans les ruelles sombres. Les paroles de Tena tournaient en boucle dans sa tête.

Peut-être avait-elle raison ? Peut-être que quelqu'un avait besoin d'elle, pour combler sa solitude ? Le visage endormi du jeune homme frappa violemment son esprit.

Et si c'était lui ? Et s'il avait été envoyé par le ciel pour qu'ils se comblent mutuellement le vide qui les hantaient ? Eida laissa échapper un rire désabusé en y pensant. Elle qui n'avait jamais cru à ces histoires religieuses, elle se mettait à espérer qu'un quelconque Dieu viennent répondre à son désespoir.

En plus, les hommes ne tombent pas du ciel !


Le Monde Flottant [EN PAUSE]Where stories live. Discover now