Chapitre 5

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Le lundi matin, je me rendis à la boutique de Léo dans un état second après une nuit de sommeil agitée. Des boucles de cheveux tombaient devant mes yeux et masquaient presque entièrement la vue mais je n'avais pas la force de les rabattre en arrière. Je n'aspirais qu'à une chose : voir Léo et entendre sa voix chaleureuse.

- Bonjour !

- Léona ! Je ne m'attendais pas à vous voir si tôt, répondit Léo depuis son bureau.

Je m'avançai jusqu'au comptoir sur la pointe des pieds et m'apprêtai à appuyer sur la sonnette lorsqu'il sortit.

- Mademoiselle, vous désirez ? m'accueillit-il.

Je lui souris en croisant les doigts derrière mon dos.

- Je désire parler au gérant.

- Cela tombe bien, vous l'avez devant vous.

Je contournai le comptoir et avec toute la galanterie d'un gentilhomme, il m'aida à retirer ma veste et la posa sur la patère murale.

- Que faisiez-vous avant que j'arrive ? J'espère que je ne vous dérange pas ?

Je le suivis dans le bureau.

- Pas du tout. Je faisais du tri et un peu de classement. Des taches barbares mais essentielles.

Il s'empressa de ramasser les papiers sur la table mais le titre d'une coupure de journal m'interpella.

« 93 dons exceptionnels à travers le monde »

Je haussai les sourcils et Léo se passa la main dans les cheveux, gêné.

- J'espère que vous n'allez pas partir en courant maintenant que vous connaissez ma fascination pour les capacités extraordinaires.

Je secouai la tête.

- J'essaye d'avoir l'esprit ouvert. Mais je suis curieuse de savoir ce qui vous a amené à vous intéresser à ce sujet.

- N'avez-vous jamais rêvé de pouvoir accomplir des actes exceptionnels ?

- Si, bien sûr. Je rêvais de pouvoir voler quand j'étais petite.

- Laissez-moi vous lire quelques-uns de ces articles, Léona. Vous aussi, vous finirez par croire à l'impossible.

Il m'invita à m'asseoir sur une chaise et je m'exécutai bien que sceptique.

Pendant près d'une heure il me décrivit des personnes aux facultés exceptionnelles.

Partout dans le monde, des individus manifestaient des dons hors du commun. Une femme russe possédait la vision aux rayons X et était capable de voir à travers les corps humains et diagnostiquer un problème. Une Américaine pouvait identifier des personnes à plus d'un kilomètre de distance grâce à son acuité visuelle vingt fois supérieure à celle d'une personne normale. En Afrique, un homme était apte à communiquer avec les animaux sauvages tandis qu'en Angleterre un homme possédant une extraordinaire mémoire photographique pouvait reproduire avec une parfaite précision des paysages qu'il n'avait vu qu'une seule fois.

- Cela force l'admiration, je dois bien le reconnaître, soupirai-je.

- N'est-ce pas ? acquiesça mon ami avec un sourire en coin.

Je grimaçai en regardant ma montre.

- Je n'ai pas vu l'heure passée, il faut que je file. Viendrez-vous me voir chanter au cabaret demain soir ?

- Naturellement. J'ai hâte d'y être.

J'arrivai au cabaret la tête dans les nuages et l'esprit encore absorbé par les récits que je venais d'entendre lorsque mon regard se posa sur la jeune femme aux cheveux blonds platine derrière le comptoir. Elle discutait avec MJ qui me fit signe en me voyant.

- Bonjour, Léo ! Nous parlions justement de toi. Approche, que nous fassions les présentations.

Je m'avançai, de mauvaise grâce.

- Léo, voici Barbara. Barbara, Léo, annonça ma patronne en me tapotant l'épaule avec fierté.

Je souris poliment et tendis la main sans décrocher un mot.

- MJ, appela Remy derrière la caisse enregistreuse, j'ai besoin de ton aide ! Salut, Léo ! ajouta-t-il en m'apercevant.

Tandis qu'MJ portait secours à mon ami, j'offris un regard glacial à ma nouvelle collègue.

- J'ignore à quoi tu joues, Blondie, mais démissionne. Je n'ai pas besoin de surveillance.

- Relax, Léo, ce n'est pas Brandon qui m'envoie, je cherchais vraiment un travail !

- Léona, rectifiai-je froidement. Il n'y a que mes amis qui m'appellent Léo.

Alors que je me dirigeai vers les vestiaires, elle m'attrapa par le bras. Lui adressant un regard noir, je me dégageai sans ménagement.

- Pourquoi es-tu toujours aussi hostile, Léona ?

- Tu es l'une des leurs. Mes parents, Brandon. Je ne vous fais pas confiance.

Un battement de cils plus tard, nous étions déjà mardi soir.

Mes lèvres tremblaient, mes mains tremblaient, mes genoux tremblaient.

J'étais en train de servir un dernier café à une vieille femme renfrognée lorsque MJ m'annonça :

- C'est à toi dans cinq minutes, ma belle.

- Faites un peu attention à ce que vous faites ! gronda la mamie au même moment.

- Désolée, m'excusai-je en me rendant compte que biscuits secs étaient imbibés de café. Je vous en rapporte immédiatement.

Elle marmonna quelque chose mais je ne pris pas la peine de l'écouter ni de lui répondre.

Je me glissai derrière le comptoir en enfilant des gants en plastique. Remy, qui avait dû observer toute la scène me tendit le pot contenant les biscuits.

- Comment va notre nouvelle Joséphine Baker ? me demanda-t-il, un sourire jusqu'aux oreilles.

Je levai le pouce, faussement enthousiaste. En vérité, j'aurais souhaité pouvoir ronger méthodiquement mes ongles un par un.

Léo n'était pas là. Il n'avait pas tenu sa parole.

Pourquoi ?

Et s'il avait fait une autre tentative de suicide ?

- À nous de jouer, divine Léona ! s'exclama Remy.

Il me prit la main sans se soucier de mon trouble et je lui emboitai le pas, les jambes flageolantes. Un poids énorme me plombait l'estomac.

Sois pragmatique. C'est une soirée comme une autre. Tu n'as pas à t'inquiéter.

Un coup d'œil à mes admirateurs aux sourires chaleureux suffit à me calmer. Temporairement.

Remy joua quelques notes au piano pour me mettre à l'aise et je me laissai guider par la musique, submergée par une palette de sentiments différents tels que l'amour, l'espoir, la joie, la tristesse, l'angoisse. Bientôt, mon auditoire disparut complètement. Je ne voyais plus que lui.

Léo.

J'entendis ma voix s'élever dans la salle, s'évader, libre et aérienne. Elle était partout et ne m'appartenait plus. Je la déployai autant que possible dans l'espoir que Léo m'entende quel que soit l'endroit où il se trouvait.

La musique cessa pendant un instant et je clignai des yeux. Aussitôt, une salve d'applaudissements résonna comme un coup de tonnerre. Le concert était terminé. Charmés, des dizaines d'hommes et de femmes s'étaient levés pour m'acclamer.

Je descendis de l'estrade avec une curieuse sensation de vertige. Grisée par les félicitations venant de toute part, je ne répondais autrement que par des sourires penauds, faute de mieux. Aussi, lorsqu'une main se dégagea hors de cet océan humain, je m'empressai de la prendre en m'imaginant qu'il s'agissait peut-être de Léo.

Ce n'était pas lui.

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