Obscène frigo

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Elle s'arrêta au seuil de la cuisine endormie, la lourde hache entre ses mains tendues, bien décidée cette fois à s'en servir. Elle fixa devant elle et par-delà la table son objectif. Dans la nuit pénombrée des quelques lueurs du dehors, elle voyait les contours des choses, devinait leurs couleurs, ressentait leur présence. Une immobilité illusoire sourdait de ces bibelots, de ces meubles, de ces appareils comme figés dans d'invisibles glaces du temps arrêté. Attendant de reprendre leur vie diurne. Espérant les retrouvailles de leur utilité humaine. En pause, dans l'intervalle entre deux observateurs, entre deux utilisateurs, entre deux intentions d'hommes.

La haute armoire métallique et grise était là-bas, apparemment au même endroit que d'habitude, et inerte. Personne d'autre qu'elle sans doute n'y aurait vu de différence, mais elle savait, et cette innocence feinte de la chose lui communiqua une fureur secrète. Elle observa ce coffre vertical et muet, ce réfrigérateur qu'elle n'avait plus touché depuis des semaines, et sa forme impassible lui fit l'effet d'une perfidie sans nom, d'un affront minéral. Est-ce que l'engin avait peur ? est-ce qu'il pressentait ce qu'elle allait faire ? C'était peut-être ce qu'il y avait de plus angoissant, de ne pas savoir, de ne pas pouvoir lire des traits, distinguer sur cette plaque d'acier des émotions, des envies ou des haines. Le frigo semblait bêtement inanimé et neutre, banal comme de l'électroménager ordinaire, hypocrite machine hantée, insensible en sa conscience méthodique de robot.

Mais elle savait, et ses mains se resserrèrent un peu davantage sur le manche épais de la hache. La lame rouge serait puissante, capable d'enfoncer le métal sans s'altérer, il faudrait seulement frapper de toutes ses forces et avec le plus d'élan possible.

Elle avança d'un pas dans la pièce, et il lui sembla sentir l'équivalent d'un souffle dans sa gorge offerte – c'était peut-être un mirage, l'effet de sa progression qui aplatissait contre elle des volutes d'air chargé de nuit. Elle n'était vêtue que d'un léger vêtement de nuit ; elle n'avait rien prémédité. Tout en marchant les pieds nus, elle tâchait d'oublier le cauchemar qui l'avait réveillée une fois de plus, un songe atroce où le réfrigérateur l'appelait, la contraignait, s'efforçait de la posséder. Des visions monstrueuses lui parvenaient comme des chocs aigus, des pointes d'aciers, traversant et taraudant sa mémoire ainsi que des traumatismes pas encore refoulés, voulant briser son souffle, s'introduire en elle, et gagner, telle une marque indélébile, tout son être fragile.

Maintes fois de pareils rêves s'étaient répétés, blessant son amour-propre, enfonçant le poignard de sa perfidie jusque dans ses nerfs, ébranlant les assises de sa raison de femme. Elle avait vu, en des vœux étrangers de machine déréglée, les manipulations inhumaines qu'une volonté impossible pouvait exercer sur des gens, actions ignobles, dégradantes, contre nature, insoutenables. Ç'avait été chaque fois plus affreux, plus troublant, plus torturant d'anormalité, abolissant les frontières du mal imaginable jusqu'à ce réveil moite encore baigné d'horreurs indicibles d'il y avait dix minutes. Une impudeur inconcevable, violente immixtion dans l'intimité de ses sentiments décents, l'avait envahie d'un dégoût évident et irrépressible. Il fallait que cela cessât ; c'en était trop ; elle finirait folle autrement, dépossédée de sa raison.

Tout près d'elle à présent, le réfrigérateur demeurait froidement figé, métallique, lourd et inconscient, semblait-il, de sa terrible destinée. C'était tout à coup comme s'il se réservait après tant d'affolements provoqués et de poursuites, comme s'il cherchait à confondre son agresseur, comme s'il redevenait l'objet bêtement pratique où l'on entrepose de la nourriture. Mais elle savait, et ceci presque depuis le début, il y avait environ deux mois, quand elle avait emménagé dans ce meublé. Elle avait senti sur elle le regard, une sorte d'onde étrangère et qui l'envisageait, obsédante et incompréhensible, et aussi la répugnance à entrer dans la cuisine ainsi que cette présence susurrante que lui faisait cette grande armoire grise postée là comme une sentinelle.

Petits récits du revers des chosesWhere stories live. Discover now