De feu et de cendres

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« Qu'est-ce que tu fais, Jack ? »

Martin s'était arrêté tout près de lui et il regardait son voisin d'un drôle d'air, dans ce drôle de lotissement vide, par-dessus cette drôle de clôture devenue inutile, au milieu de cette drôle de clarté éblouissante.

Jack releva sa bêche. Il regarda devant et derrière lui la terre déjà remuée. Elle rendait une odeur sauvage et fraîche qu'il aimait bien. La seule chose, c'est que la lumière blanche qui tombait dessus donnait à son jardin une couleur grise un peu triste et artificielle.

Jack se tourna vers Martin, s'étirant dans ce jour étrange. Il avait bien transpiré, comme toujours. Il faisait certes un peu plus chaud que d'habitude, mais c'était la seule différence. Il avait encore plaisir à bêcher.

« Je plante des carottes, répondit-il le plus normalement du monde. Sais-tu, Martin, que le mois de mars est idéal par ici pour planter des carottes ? »

La température atteignait déjà trente degrés. Et évidemment, elle ne cessait d'augmenter.

Martin resta un instant stupéfait. Se pouvait-il que Jack ne fût pas au courant ? Son voisin était certes un vieillard retraité et qui vivait seul, mais il avait dû, certainement, se rendre compte de quelque chose ! Rien que cette lumière aveuglante, par exemple, alors qu'il n'était que trois heures du matin, aurait suffi à alerter n'importe qui – même sénile !

« Est-ce que tu sais, Jack, que...

— Je sais, l'interrompit Jack.

— Alors tu sais que tes carottes...

— ...n'auront pas le temps de pousser ? continua Jack. Oui, je sais cela. »

Il se turent un moment tous les deux, contents d'être conscients des choses et de ne pas avoir à se disputer là-dessus. Ils regardèrent le jardin de terre, regardèrent en silence les pelouses et la rue où les moindres objets imprimaient une ombre trop nette – ils regardèrent tout cela sans un mot. C'était chez eux, ç'avait toujours été chez eux, leur domaine, un domaine bientôt de feu et de cendres...

« Tu veux savoir, demanda Jack, pourquoi je m'amuse à planter des carottes qui ne pousseront jamais ? »

Martin n'eut pas besoin d'acquiescer.

« Parce que, reprit le vieil homme, c'est ce que j'ai fait toute ma vie au mois de mars.

— Mais le soleil ?

— Qu'importe le soleil ! ce n'est pas au soleil de me dire ce que je dois faire quand j'en ai envie ; il peut bien exploser s'il veut, je m'en moque ! De toute façon, que font-ils de mieux, les autres ? Est-ce que j'aurais l'air plus malin en restant planté devant mon poste de télévision le temps que tout parte en fumée, ou en passant mes dernières heures à saturer les lignes de téléphone, ou bien en m'étalant sur une plage à l'autre bout du monde ? »

Il laissa un instant à Martin pour réfléchir, mais il n'y avait pas grand-chose à objecter, alors il reprit :

« Tu vois, Martin, je crois qu'il n'y a rien de spécial à faire, alors je peux bien planter des carottes si je veux. »

Martin comprit. Lui non plus n'avait pas de famille avec qui il eût voulu être et parler avant la fin du monde. Mais il aimait bien Jack. Il n'avait rien à faire de particulier, et c'était même pour ça qu'il avait traversé la route pour aller retrouver son voisin à trois heures du matin.

Le soleil au-dessus formait une boule aride qui ne manquerait pas bientôt de tout consumer. Il n'y avait rien à faire pour empêcher cela, alors à quoi bon se faire du souci ?

Martin se détendit. Il avait compris, et sourit. Puis il dit :

« Passe-moi donc une autre bêche, Jack, que je t'aide à planter ces carottes ! »

L'autre lui rendit son sourire.

Petits récits du revers des chosesWhere stories live. Discover now