Les rictus du sabachthani

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Et tout cela fut, songea douloureusement le condamné, pour la postérité glorieuse des siècles et des siècles, de façon que s'inscrive durablement ma légende et que rien de ce qui est arrivé ne soit oublié. J'ai enfin accompli le parfait cycle de la souffrance au nom de laquelle je serai sacralisé et sanctifié. Le haut présent que me fit Dieu, c'est l'entrée dans la mémoire des hommes ; je le loue donc pour ce don immortel.

Et il demanda à mourir, rassasié et content de cette pensée, comme la douleur à laquelle il s'habituait commençait à engourdir sa conscience.

Et un homme se présenta à lui avec une lance, et il se crut exaucé, n'ayant rien d'autre à faire qu'offrir sa poitrine immobile, mais, de la pointe de fer, l'homme perça le flanc, creusant loin dans les chairs et faisant jaillir un nouveau sang qui raviva la torture de ses mains, de ses pieds et de son corps en croix.

Alors le banni des Juifs demanda que la mort vînt vite, que le sang coulât abondamment pour l'offrir à l'inconscience et au trépas, et il crut que si le soldat l'avait blessé c'était justement par la volonté de Dieu dans ce but, mais la fin ne venait pas, et ses yeux demeuraient ouverts sur le grand désert vide et ardent, et la soif suppliciait sa gorge, et ses entrailles suspendues trop verticalement pesaient en avant et semblaient débonder la cavité de son abdomen. Il ne tombait pas en pâmoison, rien d'autre ni personne ne venait, et nul n'était édifié de cette éternité sans témoin, aucun apôtre ne proclamerait l'épisode de cette offrande inutile.

Alors, il crut sentir que Dieu, à cet instant stupide, était absent, et qu'Il l'était peut-être depuis des jours – il avait déjà douté de Sa présence aux humiliantes épreuves des Romains et de la foule –, et il dit, en la langue antique et sacrée, désespérant du néant odieux qu'il affrontait seul, comme si le Tout-puissant n'avait pas, pour quelque raison bizarre et impossible, assisté à ses derniers tourments :

« Eli, Eli, lama sabachthani ? »

Ce qui peut se traduire :

« Dieu, Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »

Et bientôt, il entendit Sa voix, celle qui parla à Moïse depuis le buisson ardent ainsi qu'à maints prophètes, qu'il entendit, lui, pour la première fois, en lui-même – c'était la voix dure d'un dieu vengeur qui s'exprimait sans le truchement d'un son.

« Je ne t'ai pas abandonné. »

Jésus s'en sentit satisfait, le cœur fier et relevé.

« Je ne t'ai jamais soutenu. »

Christ plissa les sourcils.

« Il me fallait un homme pour prouver que seul Mon peuple est béni.

— Mais tu m'as béni, Seigneur !

— Je t'ai maudit, pauvre fou, depuis le commencement. »

Alors le crucifié crut que c'était une nouvelle épreuve pour justifier sa foi, et le corps écartelé et suant, l'esprit engourdi d'odeurs rances, il trouva encore la force de dire :

« Et les pains qu'en mes mains tu as multipliés ?

— Je t'ai donné des pains qui ne rassasiaient personne. Toux ceux qui en mangèrent t'en voulurent, et tu ne voulus pas les voir.

— Et les guérisons miraculeuses ?

— Tu n'as sauvé par Moi que des méchants et des parasites. Toute la Judée te reproche d'avoir prolongé leur existence, et tu ne considéras personne d'autre que toi.

— Et la résurrection à Naïn ? Et celle de Lazare de Béthanie ?

— À Naïn, l'homme que tu as rendu à la vie avait désiré mourir, et sa famille la savait, et tous te virent impie de t'être opposé à sa volonté. Lazare, lui, désirait la vie, mais on l'avait préféré mort parce que c'était une crapule, et quand par Moi tu le ressuscitas, nul n'ignora plus que tu avais contribué à une mauvaise action en récompensant un scélérat. Et ceux-là non plus, tu ne les écoutas pas. »

Puis, la voix céleste, qui faisait dans l'âme comme un ébranlement, ajouta :

« Tu ne me demandes donc pas pour l'autre miracle ? Tu n'as pourtant pas démenti le prodige de marcher sur l'eau, où tes disciples te surprirent sans que tu le publiasses ? »

Jésus fixa le monde, et il fixa en lui-même, serré, mécontent, pris au piège.

« Quand tu étais épuisé, reprit Yahvé, et que tu avais chaud, tu voulus te baigner. Et je te refusai cette simple grâce, et l'on te trouva frappant la surface de la mer comme si elle était faite d'une glace infrangible. »

L'homme ne put qu'admettre ce mensonge pieux qu'il avait laissé circuler parmi tous ses triomphes.

Et d'un air de défi morgue, il dit comme à la face du Suprême :

« Mais on se souviendra de moi, Eli. Et l'on célébrera des messes en mon nom. Et mes miracles Te seront associés.

— Oui, Nazaréen, je le sais. Et tous ceux qui te prieront marcheront dans tes pas maudits. Et c'est ainsi que mon peuple sera mieux élu, car seul celui qui demeurera fidèle à l'ancien culte recevront mes faveurs, et les autres seront comme toi trompés et égarés. La messe qui te sera associée, nul ne saura, sauf les Miens, que c'est une messe fausse d'échec et de faiblesse. Voilà ce que par Moi tu as accompli. »

Un sourire se dessina sur le visage du pécheur.

« Peut-être. Mais Tu ne saurais bientôt T'empêcher de me donner la mort, la mort unique et définitive que je réclame et que la nature ne saurait refuser aux mortels de Ta religion. Tu es victime, vois-Tu, de Tes propres lois, ou bien c'est Toi qui deviens impie. Tu ne peux surseoir à me soulager. Tu dois m'exaucer.

— Le penses-tu vraiment, fils ? » répondit une voix d'ironie.

Et Jésus se mit à trembler. Et c'est ainsi que dans les siècles du siècle, le monde ignora que sa résurrection ne fut qu'une malédiction de plus.

Petits récits du revers des chosesWhere stories live. Discover now