Pour elle

3 0 0
                                    

Tandis que je glisse dans l'obscurité de la chambre, ma main tenant fermement la hache dont le manche épais promet une brutalité mortelle, et que je m'approche du lit où sommeille ma future victime, je repense aux circonstances qui m'ont amené à la décision que j'accomplis, ce qui, le temps d'une pensée réelle, est bien plus court que dans la sensation du temps démultiplié d'un récit.

Ce chat...

Dès ma rencontre avec Ophélie, l'animal sut mettre entre nous une distance fatidique. Il est sans nul doute à l'origine de cette destinée, comme si sa manière de parasiter ma relation avec sa maîtresse avait irrémédiablement tendu à cette mort que je m'apprête à exécuter.

Dès le début, son regard vert, profond, ophidien ! Sa façon souple, soyeuse, agile, de tourner autour de mes chevilles quand j'allais embrasser Ophélie ! Ses manières attractives, électriques, tentantes ! Combien de fois l'animal s'est interposé entre moi et la femme, même jusque dans la couche où elle reposait dans la chaleur des draps ! Ophélie ne cessait d'en appeler à ma tolérance, à ma clémence, sentant ma gêne et mon trouble : je finirais par m'habituer, répétait-elle, c'était le manque d'animaux de compagnie où j'avais toujours vécu, le peu d'égard que j'avais pour les bêtes simples et naturelles...

Mais le mal était plus profond, plus insidieux.

Une sorte de jalousie complexe semblait animer la chatte – ai-précisé qu'il s'agissait d'une femelle ? Je me rappelle une fois où Ophélie, vêtue ou plutôt dévêtue en une sensualité délicieuse, m'avait susurré quelques mots à l'oreille, voluptueux et licencieux, cependant que je lisais un livre dans le fauteuil du salon ; et je m'apprêtais à me lever pour la rejoindre, avec promesse, dans le désir instinctive des exaucements, mais la masse chaude sur mes cuisses, ronronnante et vibrante, au pelage noir, ne cessait de feindre de dormir, et je ne pouvais me résoudre à la chasser et à la choir vulgairement sur le parquet, sentant sur moi sa vie secrète et douce, sa vibration fragile qui embarrassait ce qu'Ophélie réclamait, y induisant sa présence intruse...

La nuit est lourde et noire dans la chambre, moite de respirations alanguies. Je perçois mal la silhouette du lit, sa forme sombre, sa masse occupée. Il me semble que je distingue presque les deux odeurs, l'animale et l'humaine.

La chatte dort enroulée au pied d'Ophélie. Les deux sont immobiles et muettes.

Quand est-elle venue, l'envie d'en finir ? je ne sais. Une tension de plus en plus intolérable, comme une chaîne invisible, avait fini par entraver toutes mes intentions, toute ma spontanéité, envers Ophélie ; elle-même le vivait douloureusement, et, en l'incompréhension de la cause, elle me suspectait une amante. Chaque fois que la chatte entrait dans une pièce où nous étions, une sueur froide glissait sur ma peau, une onde glacée s'insinuait en mes veines, je peinais à articuler, mes gestes devenaient empruntés, mon regard ne cessait d'aller à la créature qui faisait sa vie dans quelque coin, se sachant vue. J'avais acquis la conviction que sous ses dehors anodins, elle s'arrangeait délibérément pour occuper une place centrale dans tout ce que nous faisions, dans tout ce que nous étions, Ophélie et moi.

Une obsession panique me gagnait à son approche. C'était comme une paralysie et un tremblement ; j'avais peur de quelque chose en moi, sans savoir au juste quoi – était-ce l'intuition de ce qui allait arriver ? Je n'étais plus jamais en repos, et je trouvais que l'animale, qui naguère partait souvent vagabonder, à présent demeurait de longues périodes, comme pour m'occuper l'esprit et fasciner ma conscience.

J'en rêvais. Des rêves ténébreux, flous, louches, dont je me réveillai en dégoût de moi-même, interdit. Des rêves anormaux, pervers, affolants. Des rêves luxurieux et jaloux.

La décision enfin me vint quand, au terme d'un de ces songes obsédants et maudits, je vis la chatte, tout près de moi, partageant l'oreiller où j'étais, comme m'insufflant ses propres images mentales, paisible, confiante, ravissante, les yeux à demi-clos en une pose quiète et lascive.

J'ai su alors qu'il fallait que je la tue.

La hache m'a paru pratique. On voit que je n'ai cherché ni à dissimuler ni à élaborer.

Je suis tout à côté du lit. Elles sont là toutes deux, endormies, à moins que l'une fasse seulement semblant d'être assoupie. Il est temps, je n'aurai pas d'occasion meilleure. Il ne sert à rien de tarder.

Je lève la hache. Sa masse est énorme entre mes deux poings durs et mâles. Le coup sera implacable : un seul suffira, tant pis si l'autre se réveille. Je vivrai avec elle tout l'amour que je n'aurais jamais dû m'empêcher de vivre.

J'abats l'arme. Sourd et mortel est le bruit. Je n'aurais pas cru un choc aussi affreux. Il m'en reste dans le corps une répugnance instinctive. Je m'arrête dans la nuit. Vérifie que tout est fini, bien terminé.

Alors, de l'autre côté, l'autre ouvre son œil.

Fascinant œil vert !

Sa longue queue tressaille voluptueusement. Elle n'est pas inquiète. Pourtant, elle sait forcément ce qui vient d'arriver. Ah ! perfide adorable créature !

Nous apprendrons à faire connaissance, quand j'aurai tout débarrassé et nettoyé. Elle n'aura plus besoin de quitter mes genoux, et nous vivrons nos fièvres promises, à l'abri des regards, comme dans mes rêves.

J'ai bien envie de l'appeler Ophélie.

Petits récits du revers des chosesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant