La princesse au petit pois

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Pour moi, il n'existe qu'une façon vraiment fiable de mesurer la qualité d'une femme, c'est d'évaluer comme elle mange.

Celle que j'avais invitée ce soir-là m'inspirait une satisfaction inédite.

Avant de poursuivre cette relation, je devine déjà comme ce jugement sera considéré dédaigneux voire misogyne : former un avis sur quelqu'un en tenant compte de sa façon de se tenir à table, quelle vétille ! Eh bien ! j'ose persister, et j'affirme que ce critère n'est pas plus mauvais qu'un autre, et qu'il est même révélateur de l'identité d'une femme. Notez que je n'ai jamais discriminé une femme pour son apparence physique et, bien que le poids révèle quelque chose d'un rapport aux aliments, il ne s'agit pas pour moi de propriétés aussi superficielles que la forme d'un corps ou d'un ratio taille-masse, en sorte que je me crois moins péremptoire que la plupart des gens en termes de jugements amoureux ; à vrai dire, le physique m'est beaucoup moins important qu'à tout autre, et je ne m'intéresse, chez une femme, qu'à la sensualité qui, en son lien à ce qu'elle mange, révèle sa nature intime et profonde, cet appétit de vie qu'aucune séduction ne peut dissimuler.

Or, celle-ci était admirable, je n'en avais jamais vu de si subtilement libre.

Ses doigts touchaient les couverts avec une dextérité experte pleine de promesses. Elle avait dans le regard porté sur ses aliments une fascinante convoitise, et avait choisi dans la carte les mets les plus gourmets, en connaisseuse et en curieuse. Elle exprimait, dans la façon de lever son verre à sa bouche, une sorte de confiance aventureuse où se lisait comme un défi intérieur.

Le reste, on le voit, m'était très secondaire, et même presque invisible : les aspects de son visage, ses vêtements, sa conversation... Je ne m'occupais guère de ce qui plaît aux autres et concentrais mes efforts à percer une personnalité à travers les signes de la gourmandise.

Son cas était exceptionnel. Sous les lumières luxueuses de l'établissement, je regardais avec une envie croissante les gestes dont cette femme trahissait sa parfaite maîtrise d'elle et de ses désirs. Son maintien rigoureux, sa tenue délicate, complétait une ardeur au plaisir sensible dans l'envie qu'elle adressait aux plats et aux saveurs. C'était une femme qui ne négligeait rien de ses sens, faisant de l'action de manger un rituel à la signification extrêmement individuelle.

J'en fus bientôt charmé, ravi, plus qu'ensorcelé.

Une hâte tremblante, fébrile, intimait le rythme de mes observations : je n'étais jamais repu de l'analyse que je livrais d'elle en secret. Je devinai dans la position de son buste, tandis qu'elle avalait, un confort voluptueux, une cambrure idéale. Je mesurai le rythme pertinent de ses bouchées qui me parut divin. Je vis qu'elle ouvrait les lèvres à la mesure excellente des fragrances qu'elle s'apprêtait à tester. Elle eut jusque dans le relâchement des mains une façon d'éprouver la tendreté des ingrédients qui me fit une sensation d'affolement terrible, comme si je pouvais être l'aliment qu'elle consommait.

J'étais plus que conquis par cette femme qui poussait l'art de déguster au dernier point de raffinement et d'extase. J'envisageais déjà l'après, bien résolu à ne pas laisser échapper l'occasion d'une telle maîtresse. Il m'était difficile désormais de jouer le jeu de la sociabilité : j'étais si saisi que, pour la première fois, je trouvais péniblement de quoi alimenter la discussion. Un trouble puissant et presque invincible me tenaillait dans une espèce d'excitation qu'il me fallait à tout prix réprimer.

Et cependant, je crois que je n'étais pas loin de lui plaire également.

Or, c'est là que le terrible arriva. Je m'aperçois aujourd'hui combien j'étais trop anxieux d'avoir déniché lafemme, celle qui ne pouvait convenir qu'à moi et à ma drôle de manie.

Je me souviens que le serveur passa dans mon dos sur la gauche, mais j'ignore quelle importance son intrusion fit sur mes mouvements nerveux. Je dus avoir un recul ; j'étais alors en train de calculer la distance précise qu'elle mettait entre le menton et l'assiette, notamment à dessein d'évaluer la virtuosité apparemment simple du geste qu'elle accomplissait avec une lesteté si nette, et sans doute est-ce une de ces tensions qui font oublier au coureur professionnel une notion rudimentaire de son métier au point qu'il parvient à perdre l'équilibre et réussit à tomber.

Enfin, c'est arrivé. L'émotion était trop forte. Faute stupide. Comme je m'en veux !

C'était la trajectoire de la fourchette à ma bouche. Comment cela a-t-il pu se produire ? Je ne le sais pas au juste. Même en reconstituant de mémoire la séquence, je ne peux entendre la manière dont ce fut rendu possible.

Mais le résultat, lui, fut net :

Le petit pois glissa, roula sur les dents de l'outil argenté, et chut. Et comme il était mouillé de sauce, il fit, sur le col blanc de ma chemise, une petite empreinte imbibée avant de rebondir sur mes genoux et de se perdre sous la table.

Je me reculai aussitôt, revenu soudain à la réalité.

Je vis alors qu'elle me regardait avec une intensité pleine de rancune. C'était trop tard. Je ne trouvai rien à dire quand elle poussa sa chaise, se leva en silence, comme désenchantée, et ramassa ses habits. Je savais que j'avais commis l'erreur fatale du débutant, et je demeurai immobile et plein de repentir, sans une excuse.

Elle partit sans un mot et je ne la revis jamais.

Mais je la cherche à présent, vous comprenez, parce que je sais que je ne lui trouverai pas une semblable qui sache manger avec autant d'art. L'ennui, c'est que je n'ai pas fait du tout attention à son apparence, trop occupé, comme envoûté, par son alimentation, au point d'avoir entièrement négligé son corps... Or que ferai-je sans elle ?

C'est pourquoi je demande, entre les pages de ce journal :

Connaissez-vous celle dont j'ai parlé, la princesse qui mange si divinement qu'elle put s'offusquer de la chute d'un petit pois ? Récompense à qui me mettra sur la piste.   

Petits récits du revers des chosesWhere stories live. Discover now