Par-delà les lignes de l'univers

13 1 8
                                    

Lorsqu'on regarde longtemps certaines illusions d'optique comme celles qui forcent à faire converger les yeux sur un point d'une page illustrée pour y voir apparaître soudain une impression de volume, on peut, pendant quelques secondes, peiner à retrouver l'usage normal de la vue. C'est que le cerveau s'adapte un moment à cet effort, que sa plasticité se modèle à ce travail, consent à déformer sa façon d'interpréter la réalité en suivant la rigueur d'une volonté – bien des scientifiques disent que, sans cette accommodation cérébrale, d'après la manière dont fonctionnent nos organes, nous verrions à l'envers comme si nous avions la tête en bas.

Toute la question est de savoir si nous n'avons pas réellement la tête en bas.

Je crois enfin être en mesure de répondre à cette question.

***

L'ultime tableau de Piotr Larssön a toujours été pour moi une énigme : une ligne, rien qu'une ligne noire d'une certaine épaisseur, sur un fond blanc, toile carrée d'environ deux mètres de côté. Peintre inconnu, ce Larssön, danois étrange, solitaire, obsessif, fonctionnaire d'Aalborg. Une rigidité lunaire, face pâle et allongée, un peu semblable à Lovecraft ; une froideur de noblesse sans titre, une rectitude intempestive, un célibataire sans ami : l'art l'occupait d'une façon toute personnelle, qu'il semblait considérer comme défi rationnel, comme une équation mathématique à résoudre. Très peu de notes conservées de lui, une mémoire prodigieuse, méthodique, asociale ; une intelligence presque impossible, au-delà du lucide et du perspicace, pour ce qu'il reste de témoignages sur lui. Un intérêt maniaque surtout pour la vérité nue, toutes les vérités authentiques, éclatantes, et surtout cachées. On lui doit par exemple cette phrase sibylline, que j'ai tirée d'un carnet presque vide acheté sur place il y a plus de deux ans :

« Le fond des lignes persuade la réalité où nous nous retrouvons. »

Or, on n'a jamais retrouvé Larssön, justement. Alors qu'il confectionnait le tableau de sa ligne – peut-être l'avait-il fini, personne ne peut savoir –, tableau sans nom, pas même numéroté, qu'il mit apparemment plus de quatre ans à peindre, il ne donna plus aucun signe de vie. Plus jamais.

Le tableau, dernier de son œuvre, trône, là, superbe, sur le mur de mon salon. Je l'ai acquis en même temps que le carnet, au moment de la liquidation de sa maison, de ses meubles et de ses affaires personnelles. Larssön n'était pas célèbre, au point si particulier, il était si notoirement ignoré, que ses collègues même ne le connaissaient point – je suis sûr que vous n'en avez jamais entendu parler. Mon ex-femme, dont la famille vivait au Danemark, rencontra une fois cet homme serré au travail de sa mère, et elle me parla de lui un jour, presque par hasard, avec une sorte de distance glacée qui reflétait le silence préoccupé de l'homme lui-même tout à son secret.

Comme j'étais particulièrement désœuvré à cette époque, je voulus savoir ce qu'il faisait.

Je n'appris guère sur lui : il disparut moins d'un mois plus tard.

***

J'avais toujours supposé que « La Ligne » – titre que je donne au tableau – consistait en une illusion d'optique extrêmement difficile à percer. J'ignore d'où la pensée m'est venue ; la fascination de Larssön pour la réalité et ses dévoilements, déjà sensible dans ce carnet à peine compréhensible, me semblait aller en cette direction. La peinture devait donc receler une sorte de code, impliquer un procédé d'observation spécifique, Larssön ayant manifesté du mépris pour l'art conceptuel et la vanité des œuvres abstraites. Ce prisme, cet angle, cette modalité ou ce paradigme pour comprendre, était sans doute invisible à première vue, et non seulement à première vue, mais à deuxième, troisième, et quatrième vue.

« La Ligne » ne pouvait s'agir d'une simple et stupide ligne symbolique.

Et plus je regardais l'œuvre, plus je distinguais de signes par lesquels il était impossible qu'il n'y eût là qu'un trait sur un fond arbitraire : les contours de la forme étaient le fruit d'une application extrême, ardente, d'une minutie extraordinaire, où le pinceau avait retouché mille fois et peut-être à la loupe. Quatre ans ; quatre ans de création pour un homme qui, par ailleurs, était tout à fait capable de représenter un paysage figuratif de la qualité supérieure du trompe-l'œil : or, pourquoi quatre ans ?

Quelque chose me disait également que la toile telle que je la voyais exposée était bel et bien terminée. Et que c'était au terme même de cette terminaison que l'homme s'était enfui, au bout de son talent, épuisé d'achèvement, résigné désormais à ne pouvoir faire mieux, comme Rimbaud exilé en Afrique, abouti et frustré, résolu.

Alors pendant des mois je fixai « La Ligne », consciencieusement, en façons variées, opiniâtre, cette grande toile mystérieuse et gigantesque dans mon salon.

Pendant des mois, à m'interroger sur le sens, sur mon sens, sur le sens de mon observation, persuadé surtout – surtout car c'était une condition nécessaire à l'expérience – que ce tableau détenait une signification évidente, évidente et cependant cachée au spectateur négligent.

Pendant des mois, là, presque sans bouger, des minutes, des heures et des secondes, à adapter mon cerveau aux hypothèses d'autres paradigmes d'observation.

À présent, je sais.

***

Et je regarde une dernière fois la toile, avec la conformation mentale qu'il faut, impensable, ductile, celle qu'il m'a fallu tant de temps à atteindre, inconcevable de vérité, finalement accordé à la sapience magistrale de Piotr Larssön, génie supérieur, Dieu des génies : la ligne depuis des jours s'en est allée, depuis des jours je ne vois plus la ligne, tout bouge sur ce fond audacieux coloré et ardent, il n'y a plus de fond, le fond du tableau a cessé d'exister avec son support et ses bords, et l'ancienne ligne s'anime à présent en une spirale infinie, joyeuse, bruyante et d'humeur édifiante – je vois cela, je ne vois plus que cela au moment où j'écris dans ce carnet, et je ne parviens plus à voir autre chose. Tout y est variation, courbe et beauté ; tout communique sa chaleur odorante et enchanteresse, son miracle et ses mystères ; tout parle à l'âme, et mes yeux, stylés à cette teneur folle et incroyablement humaine, plus qu'humaine, surhumaine, ne savent plus voir alentour autre chose que la vie des choses excitantes et qui délivrent leurs profondeurs innommables, grâce à cette clé.

Et je lis hors du cadre les lignes expliquées du monde que j'ai appris à décrypter grâce à Lui, et rien ne ressemble plus au monde, et je sais que le monde n'était qu'une toile, qu'un aplat morne, tant que je n'avais pas su voir avec la pensée de Lärsson. Mon regard s'arrête sur des murs crépitants, sur de susurrantes nomades, sur des relations dévoilées, partout, partout – mon salon vibre et s'élève, rien n'est plus ce qu'il est, je navigue dans la réalité à laquelle je n'avais jamais accédée.

J'observe, là, mes mains : mon regard les traverse, les esthétise, les transfigure et les sublime ; elles s'éloignent, se fondent, elles ne sont plus des mains, elles s'essentialisent, translucides, et je les sais disparêtre. Je n'ai presque plus de mains, et mains ne veut rien dire, je surdis la Haute Main, en la comprenant essentiellement je la reconstitue autre.

La matière, celle des mains, se disperse en condensation dans l'air gai qui ne ressemble plus à de l'air, qui cependant est l'air, parce que je ne pose plus mes sens que directement sur ce qui est au lieu de la seule impression infidèle de mes sens. Rien ne semble plus : il a fallu que tout sur-soit.

Qu'est-ce ? J'entends une voix, voix dans ma conscience, en moi – je connais cette voix et je ne l'ai jamais entendue. C'est une voix de l'Ailleurs. Voix du monde vrai où mon nouvel esprit me plonge et m'abîme entier.

On m'appelle ; je le sais.

Il m'appelle ! Il n'est pas mort – au contraire, il vit vraiment d'avoir vu.

Et, un dernier œil tourné vers l'Œuvre pour m'en imprégner, pour m'y fondre l'esprit, pour que je baigne dans l'égrégore d'un Œil, je me tourne vers Larssön. Et ça y est, enfin, je le

Petits récits du revers des chosesHikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin