Quand tout est dévoilé

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Dans la chaleur estivale, Sœur Madeleine se pencha au rebord du pont Saint Pierre où elle regarda le désastre qu'une chaude bourrasque avait engendré. Désespérée et impuissante, elle ne put que constater, figée, le cruel spectacle de son voile blanc abattu sur les flots, que la rivière emportait, et qui, en quelques minutes, disparut au loin, forme intruse parmi l'onde molle, ballottée, condamnée aux maltraitances de l'insensible nature, comme une martyre ou l'Ophélie innocente du mythe païen.

Le soleil pesait dorénavant sur sa chevelure brune, et la sensation du vent lui faisait une gêne et une indécence. Elle se sentit nue sans coiffe, fragile, infidèle, désacralisée. Elle devait rentrer vite au couvent, fuir l'impiété, se réfugier parmi sa communauté, recouvrer sa pudeur ; c'était d'ailleurs une épreuve, le vent n'avait pu seul arracher son voile, elle se figurait souvent de tels symboles en son étroitesse superstitieuse et désœuvrée : une volonté extérieure avait agi, diabolique ou divine, pour la mettre au défi, et il lui fallait être à la hauteur. Elle se recommandait à l'Exemple, comme les enfants qui, pour se préoccuper, s'imaginent qu'une autorité les observe continûment.

Que ferait-elle ? Tout l'univers des Esprits lui semblait suspendu à sa décision.

Extraordinairement elle se considéra, dans cette conjoncture, dans cette anomalie, puisqu'elle devait prendre rien qu'un moment la mesure de ce qu'elle était sans les attributs de sa foi, c'est-à-dire à l'exception de tout ce qu'elle savait de manière obtuse, de presque tout ce qu'elle savait, en fait.

Alors, une conscience immense et profonde s'empara de Sœur Madeleine, pareille à un plein frisson d'âme. Instant de salut ou de perdition, un basculement de paradigme s'opéra en elle. La pièce de tissu envolé modifia en elle ses perceptions jusqu'à l'aliénation.

Elle n'était plus couverte.

À cet instant, elle vit passer, de l'autre côté du pont, venant en sa direction, un homme bien habillé, en gilet sans manches. C'était l'écrivain Henry War qui faisait sa promenade après une longue séance d'écriture, individu qu'elle ne pouvait reconnaître, faute d'accès à d'autres images que celles de Dieu et d'ouvrages que ceux des apôtres. Pour elle, ce fut un homme ordinaire quoique d'élégante mise, et c'est une simple coïncidence immiscée dans la relation de cette histoire, quoique significative peut-être à ceux qui se soucient de cela, que ce passant fût justement l'un des plus grands amoralistes de notre époque.

Ce qui cependant est d'importance capitale, c'est qu'à Madeleine cet être parut intéressant.

Sans son voile, jamais elle n'avait considéré un homme pour son aspect physique, ni peut-être pour quoi que ce soit de véritable : seules des représentations abstraites en rapport avec des devoirs arbitraires avaient flué indifféremment à travers ses regards et ses pensées ; or, c'était soudain comme si ce voile virtuel, ce prisme pesant sur sa vue, dirigeant ses sensations et censurant ses pensées, était tombé à l'eau. Pourtant, elle n'osa détourner son attention de cet être comme elle y était tentée, pour ne pas l'inquiéter ou l'offusquer de sa réaction impolie, et elle garda la tête haute, tandis qu'il arrivait vers elle, sans le dévisager ni éviter de l'observer, d'une manière qui lui parut la plus naturelle possible. Dans son bouleversement, elle songea à peine que cet homme la voyait sans sa coiffe et qu'à tout le moins il devait être étonné de trouver sur son chemin une religieuse au vêtement si incomplet et les cheveux pas même attachés.

Mais le flou qui jusqu'alors environnait les sens de Madeleine s'était estompé. Et comme elle vit cet homme, elle eut conscience, là, en un instant de révélation surprenante, que c'était un homme et non plus seulement quelque « créature-de-Dieu », qui marchait en un décor de sensualités infinies que la lumière baignait d'une radiance claire, et dont le pas pourtant simple lui indiquait de larges pans de réalité qu'elle avait toujours ignorés. Le filtre de ses pensées s'étendait à ses impressions, et maintenant que l'insigne de sa profession s'était évanoui et noyé, l'accaparement et l'obtusion de ses idées se dissipaient dans des considérations nouvelles qu'elle ne maîtrisait pas plus qu'elle n'avait su qu'elle s'était empêchée jusque-là d'y songer. Une effarante ouverture, une perspective effroyable, une révolutionnaire variété, signalaient partout des ressources évidentes et des vérités offertes, images très impérieuses et vivides, à commencer par cet homme qui était un homme, qui avait un corps, qui vibrait de vie, qui portait ses attentions et ses envies libres, d'un naturel puissant et irrésistible.

Toute cette potentialité incommensurable l'étourdissait en paroxysme de vertige moral.

Comme il lui faisait un signe de tête, elle, arrêtée sur le trottoir, lui rendit son salut, mais cette fois elle sentit l'air sur son cou, devina la douceur de sa tempe, comprit la tentation des chairs de ses lèvres, et elle insinua un désir sudans toute cette pose ordinaire.

Il émit un bref sourire et passa.

Elle songea alors :

« Il m'a trouvée belle. »

Abasourdie de cette certitude d'un ordre entièrement différent de tout ce à quoi elle avait déjà pensé, elle se dit ensuite et comme malgré elle :

« Je l'ai trouvé beau. »

Le voile de sa coiffe blanche parti, tous les voiles candides de son être s'étaient effacés, et elle comprit qu'elle détenait enfin la réalité sûre, pas des allégories ni des métaphores, pas des littératures pieuses et des interprétations de seconds degrés, mais toute la ferme et pragmatique vérité du monde dont elle n'explorait encore que les franches prémices.

Les yeux écarquillés, elle baissa le regard sur son ombre qui couvrait l'odorant bitume.

Ce qu'elle aperçut était indéniablement, malgré la robe large, une silhouette de femme.

Or, cette femme avait des jambes, des cuisses, des seins. Des envies. Des sentiments. Des initiatives.

Toute redevenait propre et individuel en Sœur Madeleine, et Sœur Madeleine ne voulait rien dire.

Elle voyait en elle l'immensité insondable et incoercible des libertés de penser et d'agir.

Ce fut comme un poignard qui lui déchirait l'existence.

Alors, sans davantage réfléchir tant sa faculté inédite lui blessait l'orgueil d'être sainte – cette ingénuité –, elle saisit d'une main le muret, tâchant de ne rien ressentir de la rugosité tiède de la pierre, passa ses jambes sur ce parapet, s'empêchant d'éprouver l'agréable sensation de vigueur de son geste qui l'essoufflait déjà, puis, sans attendre, sauta dans le vide du côté où son voile s'était enfui, là-bas, au loin, que, vivante, elle avait deviné qu'elle ne rejoindrait jamais.

Henry War, à quelque centaine de mètres de là, n'entendit pas l'implosion aqueuse provoquée par la chute de cette femme qui ne savait pas nager. Il passa, seul, sans se soucier des perturbations à la surface des choses – il n'est qu'un passant, dans cette histoire.

Deux jours plus tard, on repêcha le corps de la nonne dont on pensa que le voile avait glissé lorsqu'elle avait chu.

Petits récits du revers des chosesWhere stories live. Discover now