Chapitre 37 - Prophétie

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« Vienne par tempête et sous la pierre la froide ivraie, lors

Tomberont neige et peur mêlées, car Nassadja aura tourments,

Vienne la pluie, tombent les mots, vienne l'ivraie pluie de morts,

Dans le Rien et le Tout, Néant et Absolu, se perdra,

Et par la force et par la Voix, son double perdra. »



Eusebio s'était installé à son comptoir, repoussant, de rage, tous ses ustensiles presqu'au bord de la table de chêne. Ne se souciant guère de l'équilibre rendu précaire de quelques-uns, armé d'une plume de hibou, il s'appliqua à transcrire ses dernières observations – son énième échec. Une mèche de cheveux blancs glissa le long de sa joue ; l'apothicaire l'écarta d'un geste machinal, et ses doigts tachés d'encre vinrent déposer sur sa peau pâle un bleu d'ecchymose.

De sa plume, il traça un cercle, puis un plus petit, touchant le premier. Un croissant de lune, dont les pointes se rejoignaient. Eusebio poussa un soupir. Huit années d'inextricables recherches, d'observations entêtées, de tâtonnements, pour n'en arriver qu'à cette éternelle logique, qu'il ne parvenait pas à briser. Il n'avait pas assez appris des Elkhêmi pour espérer y parvenir. Il avait tout essayé ; tout avait échoué. Hanté par les propos d'un être qu'il tenait pour un ami, par un signe obscur inscrit dans un Livre – l'Oubli, là où elle s'était perdue.

Là où il parviendrait à la retrouver. À la ramener.

Tora.

Lorsque son nom devint un cri de détresse dans son âme, Eusebio se rejeta brusquement en arrière. Sa chaise retomba lourdement au sol, balayant en un souffle la poussière de craie qui dessinait un cercle approximatif à même les dalles.

Un coup timide au volet fermé de l'officine lui fit relever la tête. L'herboriste grimaça, ferma les yeux, n'esquissa pas un geste – il lui aurait pourtant suffit de lever le bras, de tendre la main pour déverrouiller sa porte. Dans une autre vie, il l'aurait fait. Quelqu'un d'autre l'aurait fait.

Eusebio attendit, en retenant son souffle, que l'importun s'éloigne. Au lieu de quoi, on frappa de nouveau, un peu plus sèchement, un peu plus anxieusement.

– S'il vous plaît... chuchota une voix affaiblie derrière la porte.

– Il est tard, grommela Eusebio, conscient que la lumière filtrant à travers les interstices des volets avaient dû trahir sa présence. Revenez demain.

– S'il vous plaît... répéta le gêneur. C'est ma femme... elle saigne... oh, je vous en prie !

L'herboriste risqua un coup d'œil à travers une fente. L'homme qui se tenait devant sa porte, éclairé par un froid rayon de lune, tremblait de tout son corps. Ses mains, cramponnées à sa tignasse épaisse et brune, semblaient vouloir inscrire la douleur dans sa chair, à défaut de ne pouvoir ôter celle de son épouse. Eusebio soupira, posa sa main sur la clenche, aperçut ses doigts tachés d'encre, les essuya sur sa tunique froissée, puis entrouvrit la porte.

– L'enfant se présente pas bien, lâcha l'homme nerveusement, encouragé soudain par la vision de l'apothicaire. Ma femme a perdu beaucoup de sang... Venez l'aider, je vous en supplie !

– Et la donne-vie ? demanda sèchement Eusebio.

– C'est elle qui m'a dit d'aller vous voir.

L'herboriste mesura ces paroles avec soin, sans quitter l'homme des yeux. Son angoisse pour l'accouchée cachait mal sa crainte devant celui qui, à Vertemer, était surnommé « Loglio » Bartolomei. Si pesante soit la situation, Eusebio ne put s'empêcher de sourire à cette ironie qui avait voulu qu'on le désigne par le nom même de l'ivraie – cette plante qui, mêlée au blé, pouvait provoquer la mort. L'homme dut interpréter ce sourire comme une victoire sur le cœur réputé froid de l'herboriste, car il sourit à son tour, visiblement soulagé.

Le Livre du ChaosWhere stories live. Discover now