Chapitre 33 - Lucidité

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« Trisha se disait que finalement l'hypothèse la plus plausible était celle de l'Imperceptible, celle d'un Dieu qui ne savait même pas qu'Il était Dieu, un Dieu qui ne s'intéressait pas aux petites filles perdues, un Dieu indifférent à tout, un Dieu dont l'esprit engourdi par l'ivresse ressemblait à un nuage d'insectes tourbillonnant sans relâche. » (Stephen King, La Petite Fille qui aimait Tom Gordon, 1999.)


Le corps de Lenneth s'était consumé depuis longtemps lorsqu'Eusebio, lentement, ramena ses bras sous sa poitrine et se hissa debout. La torche n'émettait plus que quelques flammes fatiguées, léchées par les ridules d'eau glissant sur la roche. Le jeune homme essuya ses yeux humides et, sous le regard attentif de Tora, saisit l'os entre ses doigts tremblants.

Tout son corps hurlait au supplice, harassé, endolori et vide à la fois, et pourtant l'herboriste l'obligea à se remettre en marche. Il frissonnait de froid et d'épuisement – la chaleur du bûcher l'avait à peine atteint. Eusebio prit la main de Tora dans la sienne et, d'une douce pression, l'incita à le suivre. Ils reprirent leur chemin. Persuadé que Lenneth le fixait de ses yeux voilés par la mort, l'herboriste, rongé par la culpabilité et la fièvre, ne se retourna pas.

Le chemin se fit pentu, quelques degrés glissants le ralentirent encore. Eusebio n'osait lâcher ni la main de Tora ni la torche, dont la lueur, de plus en plus pâle, éclairait à peine le sol sous ses pieds. Il dut s'arrêter à chaque marche, adossé au mur, tant son cœur cognait follement dans sa poitrine. La sueur brûlait ses lèvres gercées. La respiration saccadée, des étoiles noires dansant devant ses yeux, il repartait, recommençait. Son genou lui faisait l'effet d'un bout de bois enflé et planté d'innombrables aiguilles. La douleur se diffusait jusque dans son bas-ventre. Il n'était certain de la présence de Tora que par le contact de leurs paumes, et par les grognements bestiaux qu'elle ne cessait d'émettre.

Lorsque la torche s'éteignit complètement, il confondit son propre soupir avec le souffle d'agonie des dernières flammèches. Une noirceur d'encre les environna – cependant, Eusebio put constater qu'elle n'était pas totale, mais très légèrement teintée de gris. Il lâcha son flambeau improvisé, qui roula sur les marches avec un cliquetis de céramique, tendit les doigts et les agita devant son visage. Il crut distinguer un faible déplacement d'air... pouvait-il pourtant en être certain, puisqu'il s'agissait de son propre corps ? Aussi, suivant le mur à tâtons, il reprit sa route, levant d'abord un pied avec hésitation, posant prudemment le deuxième. Peu à peu, toutefois, et sans même s'en apercevoir, Eusebio finit par discerner son bras, collé contre le mur, puis son poignet, ses doigts, le mur progressivement débarrassé de ses concrétions calcaires, comme si le minéral reculait devant le métal à mesure que le couloir remontait à la surface.

Enfin, il vit la lumière.

En haut des marches, au détour d'un couloir, elle l'éblouit. Eusebio ferma un instant les yeux, savourant l'impression rétinienne sur ses paupières. Derrière lui, Tora gronda, manifestement gênée. Le jeune homme la sentit se réfugier dans son ombre. Une pâle esquisse de sourire amusé se dessina sur ses lèvres.

Quand il se fut accoutumé à la lueur vive du dehors, il s'en approcha. Elle passait à travers un étroit interstice. Eusebio fit glisser ses mains tout autour, passa les doigts au travers, jaugea l'épaisseur du matériau. C'était une porte d'acier aux battants coulissants, figés dans la roche sédimentaire. Il y avait là à peine d'espace pour qu'il puisse s'y faufiler. Zygmund Hasko, de stature bien plus fine que lui, se serait sans mal sorti de cette impasse... Au-delà, le jeune homme reconnut un édifice Ancien, un cube grisâtre parsemé de reliques. Eusebio s'arc-bouta contre le chambranle et poussa de toutes ses maigres forces. La porte frémit, grinça, s'ouvrit un peu plus. Avec d'infinies précautions, il se glissa entre les deux battants – bien qu'ils lui compriment le torse, lui coupant presque la respiration, ils laissaient désormais un passage suffisant. Puis, le jeune homme se tourna vers Tora et lui tendit la main.

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