12 - Impuissance

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L'effort pour me ressaisir est phénoménal. La créature ? Les détonations ? Des questions que je dois écarter pour empêcher Lucile d'atteindre l'Autre-moi. De tomber nez à nez avec mon cadavre.

Je la regarde, incapable d'échapper à une vague de tristesse. Elle même à l'air étrange, comme secouée. Pourtant, elle ne peut pas savoir. 

Mais déjà, elle appuie sur le bouton qui libère la grille. Le système siffle. De sa main qui porte la bague de fiançailles – un quart de mon prêt étudiant –, elle ordonne ses cheveux bruns en queue de cheval. J'en profite pour agripper fermement les barreaux et me penche en arrière, bras tendus. Tirant de toutes mes forces, le plan est de faire contre poids pour empêcher la grille de s'ouvrir. Simple et efficace, je tiendrais aussi longtemps qu'il faudra. Lucile saisit la poignée et l'attire vers elle. La porte résiste. Je suis pris d'une crise d'enthousiasme. C'était inespéré, mais je peux agir ! Soudain excité comme une puce, je hurle :

— Mon cœur, c'est moi ! Je suis là !

Ma fiancée fronce les sourcils et appuie encore sur le bouton. Sans attendre, elle tire la poignée d'un geste énergique et je suis aspiré vers l'avant, comme si un trou noir s'était formé dans la cour. Je lui passe devant à toute vitesse, m'étale sur l'épaule et gémis de douleur, mais Lucile ne se retourne pas. Pire, le bruit de ses talons s'éloigne. Sur le trottoir opposé, l'étudiant siffle.

— J'en peux plus de cette fille !

Je le hanterai un autre jour et m'élance à la poursuite de la femme de ma vie. Je crie plusieurs fois son nom avant de la rattraper. Au loin, la sirène d'une ambulance résonne. Finalement, je la saisis par les épaules, mais elle se dégage par la force de sa marche rapide. Des larmes coulent sur mes joues. Je la dépasse et me poste en travers du trottoir, en appui sur mes jambes écartées, les bras grand ouverts. Lucile ne peut pas m'échapper. Je ne suis pas gros, mais pèse quinze kilos de plus qu'elle, et pourtant je suis balayé comme une quille. Une fois au sol, je dois roulé-boulé pour ne pas finir piétiné. Quelques heures plus tôt elle me murmurait « Je t'aime » alors que je l'embrassais pour partir bosser, en route vers mon exécution.

Je n'ai plus aucune influence sur le monde des vivants.

Je ne pourrai pas stopper Lucile, comme je n'ai rien pu faire à la vieille fille. Désespéré, je me relève et marche à côté d'elle. Je pleure comme un gamin, mes mains tremblent, je la supplie de s'arrêter, de faire demi-tour. Mais elle continue, ses yeux noisette plongés dans le vague, ses fossettes creusées même sans sourire, son nez minuscule qu'elle contracte quand elle réfléchit. Je réalise à quel point elle va me manquer. Mais après tout, en bon fantôme, je pourrais rester à ses côtés, la regarder vivre. Cette pensée menace de m'engloutir. Je suis aussi pathétique qu'impuissant.

Le carrefour est là, l'instant que je redoute est imminent. Mon cœur frappe ma poitrine, j'ai la nausée mais je marche, je veux lui tenir la main mais impossible de suivre son mouvement sans être repoussé. Je suis seulement capable de subir ce que le destin – ce foutu destin – me réserve.


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