30 - La chasse

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Toute la matinée, j'ai attendu que la proie pénètre sur mon territoire. L'écume inonde mes babines, je bondis de mon perchoir et hume l'air. Les poils de ma moustache vibrent de plaisir. Divine surprise, mon repas n'est pas seul ! Un dessert l'accompagne. Je calme mon excitation et me plonge dans un état de concentration intense. Deux cibles multiplient les chances de capture... et les risques d'erreurs. Après des jours – je ne compte plus – sans nourriture, rater cette occasion est interdit.

Je vais à leur rencontre, slalomant avec souplesse entre les sans-odeur. Parfois, quand ils sont trop nombreux, je prends de la hauteur et bondis d'une toiture à un balcon, d'une devanture à une cabine téléphonique, puis j'atterris sur le bitume, le contact amorti par les coussinets sous mes pattes.

Elles entreront bientôt dans mon champ de vision, mais je dois rester invisible, les surprendre au dernier moment – je n'ai pas le droit à l'échec.

Je tourne à l'angle d'un immeuble, me dissimule derrière un bloc de poubelles et observe la rue. Mon flair ne me trompe jamais. Mes proies sont là, marchant vers une destination connue d'elles seules. Je leur propose une escale imprévue. Et mortelle.

Méthodique, je me rapproche d'elles, foulée après foulée, mètre après mètre – un travail de patience, d'agilité. Je change de trottoir à une vitesse vertigineuse, rampe sous un camion sans modifier mon allure. Mes victimes accélèrent ! Pourtant, elles ne m'ont pas détecté, j'en suis certain. Les mouvements de la plus grosse sont maladroits, peu assurés. Un nouvel arrivant. Mes préférés. Je dois me concentrer sur lui, car l'autre dégage une odeur effrayante.

Grâce à mes griffes, je grimpe en équilibre à un lampadaire, ma queue enroulée comme un serpent et passe d'un réverbère à l'autre. Ma proie est à portée. Je m'apprête à fondre sur elle, quand elle est violemment percutée par sans-odeur. Je dois faire vite ou cette proie idiote risque de se tuer toute seule ! Un grognement filtre entre mes crocs : ma cible court comme si le diable était à ses trousses. Mais je ne suis pas le diable.

Je suis bien pire.

Je quitte mon lampadaire pour la prendre en chasse – tant pis pour la discrétion.

Le béton défile à grande vitesse sous mes pattes, me propulsant comme un missile sol-sol. Mon corps tout entier ondule pour mieux me faufiler entre les sans-odeur. Une décharge de plaisir remonte mon échine. Je passe déjà ma langue sur mes incisives pour les nettoyer. Je vais me régaler !

Ma proie traverse un carrefour imposant ; je suis sur ses pas, aveuglé par l'envie de croquer sa chair. Que le festin commence ! Je me propulse vite, trop vite et je ne peux éviter la moto qui déboule sur la route. Fauché par le flanc, je ricoche plusieurs fois sur le sol. Le véhicule est déjà loin, et ma cible disparait dans un bâtiment. Je suis sonné, mais j'ai l'organisme robuste. Mon instinct prend le dessus sur le choc : rester au milieu du carrefour signerait mon arrêt de mort ! Je déguerpis, aux trousses de ma proie. Les portes de la construction sont ouvertes – la traque tient encore toutes ses promesses et... Aïe ! Je rugis ! Une goutte de pluie vient de me traverser la queue ! Je n'ai qu'un instant pour échapper à cet adversaire invincible. Il me faut un refuge !

Le temps de cligner des yeux, je suis en équilibre sur une façade, protégé par le toit d'un immense édifice. Au-dessus de moi, un vitrail reflète les trombes d'eau, qui annihilent tous ceux qui n'ont pas trouvé abri. Heureusement, ma proie est en sécurité. Tôt ou tard, elle devra sortir de son repaire, et je serai là.

Les PsychésWhere stories live. Discover now